9 x 9 questions sur la recherche-création

Marcus Borja


 

Qui êtes-vous ? Comment, dans votre parcours, avez-vous rencontré la question de la recherche-création ?

Je suis Marcus Borja, je suis brésilien, je suis né et j’ai grandi au Brésil, je suis arrivé en France à l’âge de 24 ans. Je suis metteur en scène, comédien, musicien et chercheur. Dans mon parcours, la question de la recherche-création apparaît concrètement en France avec SACRe mais elle existe de manière non officielle depuis que j’y suis arrivé, et était déjà présente au cours de ma vie universitaire au Brésil. Là-bas, la recherche et la création, dans un parcours post-bac universitaire, vont forcément ensemble, alors qu’en France, ce n’est pas évident et ça paraît une nouveauté. L’éventail des possibilités après le bac est assez large ici : formations techniques, écoles supérieures, universités, écoles de commerce, BTS… Au Brésil, toute formation supérieure (non technique) passe par une université. Que l’on veuille être dentiste, médecin, avocat, politiste, sociologue, trompettiste, plasticien, comédien… : dès lors que l’on cherche une formation supérieure, on va forcément à l’université. L’étanchéité entre les écoles où l’on fait de la pratique et les écoles où l’on fait de la théorie n’existe pas là-bas ; la formation supérieure des comédiens a lieu à l’université. Et de ce fait, nous sommes confrontés dès la première année à l’exercice de la réflexion, de la production de concepts, de la systématisation, de l’argumentation, du débat d’idées, de la recherche… En somme, à tout ce qui définit une université.

Au Brésil, le cursus universitaire de théâtre est composé de cours théoriques et pratiques. On y retrouve des cours d’expression corporelle, d’interprétation, des cours de pratique liés à tous les métiers de la scène (décors, costumes, lumières…), et des cours d’histoire et de théorie du théâtre. À l’Université de São Paulo, par exemple, l’École de Communication et Arts, qui rassemble les facultés de musique, arts visuels, théâtre, cinéma et communication visuelle, se donne pour objectif de former des « artistes-chercheurs-pédagogues ». Cela signifie que l’on découvre forcément ces trois axes-là, même si l’on se destine plus spécifiquement à l’un d’entre eux ensuite. C’est en arrivant en France que j’ai senti un clivage parce que j’ai dû, par conséquent, faire un double parcours qui n’aurait pas été si contraignant au Brésil. J’ai fait l’ESAD (École supérieure d’art dramatique de Paris), l’École Jacques Lecoq et le CNSAD (Conservatoire national supérieur d’art dramatique) d’un côté, et Paris 3 (master et doctorat) de l’autre. Avec le doctorat SACRe, je retrouve quelque chose que j’avais en quelque sorte perdu en passant du Brésil à la France.

Là-bas, outre les formations privées, une école publique est l’exception qui confirme la règle : c’est l’École d’art dramatique de São Paulo (EAD). Sans doute calquée sur le modèle des écoles supérieures françaises, on y entre par un concours en plusieurs tours, la formation est en quatre ans, le soir uniquement, et c’est une école exclusivement pratique, même si elle propose quelques cours théoriques, comme c’est aussi de plus en plus le cas dans les écoles de théâtre ici. Or ce qui est drôle et un peu symbolique, c’est que cette école partage les mêmes locaux que le département d’Arts du spectacle de l’Université de São Paulo. Le jour, c’est l’université, et le soir, c’est l’école d’art dramatique. Nombreux sont les élèves qui font le double parcours et qui restent donc de 8h à 23h sur les lieux. Certains travaillent à côté (mais non pour payer leurs études, car ces écoles et l’université sont complètement gratuites), ou bien font un autre cursus, comme lettres, histoire ou philosophie, de façon à obtenir les deux diplômes.

Je venais de finir ma graduation en lettres modernes (portugais et français), soit l’équivalent de la licence en France, même si elle s’étend sur quatre ou cinq ans au Brésil, quand j’ai reçu une invitation de l’Ambassade de France au Brésil pour être assistant de langue. C’était la deuxième année où ils invitaient des Brésiliens et des Capverdiens. J’ai enseigné dans deux lycées en Val-de-Marne. J’étais invité pour un an, mais je voulais rester deux ans pour faire un master d’études théâtrales. C’est à dessein que je n’avais pas suivi ce cursus au Brésil. Du théâtre, je pouvais en faire dans une école privée, au sein d’une compagnie, ou je pouvais prendre des matières théâtrales dans d’autres départements à l’université. En France, je voulais connaître une école supérieure de théâtre, ce qui signifie faire trente-cinq à quarante heures de pratique par semaine. Je suis arrivé en septembre, j’ai fait l’École Jacques Lecoq, qui est l’école de théâtre la plus connue internationalement, notamment car elle accueille énormément d’étrangers. Puis, en 2015, j’ai intégré l’ESAD parallèlement à mon master à l’université. C’était déjà une manière de lier les deux aspects.

Pour vous, qu’est-ce que la recherche-création ?

Je ne pourrais dire avec 100 % de certitude, même si je le soupçonne, que toute recherche a une part de création ; par contre, je peux dire avec certitude que toute création artistique – celle qui m’intéresse du moins – implique une part de recherche. Et il faut en être conscient pour ne pas se fourvoyer en croyant soit qu’on a inventé la poudre, soit que ce que nous faisons n’a pas de conséquences. Les outils sont parfois semblables. Mais ils ne sont pas toujours les mêmes.

Il en va de même pour les recherches universitaires : on ne travaille pas avec les mêmes outils en anthropologie ou en études théâtrales.

Peut-être y a-t-il ici une nuance à apporter : j’entends souvent le terme recherche-création associé à théorie-pratique ou recherche-pratique, et cela me fait légèrement sourire, car je pense que, sur ce point-là, les études théâtrales sont un peu en retard par rapport à d’autres domaines de recherche, où la composante pratique de la recherche est développée, admise, existe à part entière. Du côté des sciences dites « dures », de la physique, de la chimie ou encore de la médecine, il est impensable de ne pas passer par une pratique. C’est en pratiquant que l’on trouve les chemins, les issues, les problématiques de ce que l’on va ensuite tenter de systématiser en un projet de recherche. Cette théorisation est salutaire quand elle vient après ou avec une pratique. Je crois en la théorie comme une pratique à part entière. Je suis tout à fait partisan de l’expression « pratiquer une théorie ». Et je crois en la pratique comme une mise en mouvement, comme une matérialisation d’une pensée abstraite.

S’agissant de la création, elle est parfois chargée d’une mythologie fétichiste qui encombre la recherche plus qu’elle ne la sert : les notions de génie ou d’inspiration qui lui sont associées remontent seulement aux XVIIIeet XIXsiècles, et sont un héritage bien trop lourd. C’est aussi pour cela que l’on résiste autant à associer la création et la recherche, comme si cela impliquait d’admettre qu’il y a moins de génie, d’inspiration, de grâce, d’inné, et plus de réflexion, de travail. Cela nourrit un préjugé, selon lequel l’acteur ne serait qu’émotion, que sensation : il aurait besoin d’être guidé par un metteur en scène et serait pur instinct, comme un diamant brut qui doit être travaillé, alors que c’est un artiste, un penseur à part entière ! Les acteurs n’auraient pas de tête, et les chercheurs, pas de corps… Je crois qu’encore aujourd’hui, il y a beaucoup de préjugés de cet ordre-là, et je ne fais que signaler ici une possible méprise à éviter.

Aujourd’hui, je fais partie de SACRe, auquel je me suis intéressé parce qu’il permet de regrouper enfin cette triade de l’artiste-chercheur-pédagogue. Il était grand temps, à mon sens, que ces deux chapelles se parlent, que ce fossé rétrécisse. SACRe répond à un mouvement déjà amorcé au sein des écoles et des universités. Il y a de plus en plus de partenariats entre écoles supérieures et universités, comme le partenariat entre l’ESAD et Paris 3, entre l’ENSATT (École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre) et Lyon 2, ou entre le CNSAD et PSL. Je suis missionné par SACRe à Paris 3 où j’ai une charge de cours auprès de l’ESAD. J’y donne un cours qui s’appelle « Approche historique des textes et de la scène », censé être un cours théorique. Malgré ces rapprochements, il y a encore beaucoup de chemin à faire, notamment pour ne pas considérer a prioriqu’il faut parler différemment à des étudiants-comédiens, c’est-à-dire leur faire un cours simplifié sous prétexte qu’ils ne sont pas des universitaires. Non, les exigences et les enjeux sont les mêmes. Pourquoi en serait-il autrement ?

Les premières soutenances SACRe ont lieu maintenant, et là aussi il y a du chemin à faire : on est tous en train d’apprendre ce qu’est une thèse SACRe, une soutenance SACRe, ou ce qu’on appelle pour l’instant « portfolio », un peu par défaut. Ce portfolio est censé être la part écrite de la thèse. On ne doit pas faire une thèse de plusieurs centaines de pages, mais surtout interroger la forme par la forme, par la création artistique. Pour ma part, j’ai proposé une restitution scénique par an.

S’agissant de la trace écrite présentée en soutenance et qu’on appelle donc « portfolio », y a-t-il une problématique de thèse qui traverse les trois créations que tu as proposées ?

Le problème, notamment au sein de SACRe et au CNSAD (car je ne veux pas parler pour les autres écoles), est le suivant : sous prétexte que ce sont des artistes, que c’est un doctorat d’artiste (ce avec quoi je suis pleinement d’accord), il faut qu’il y ait d’autres manières de penser et de concevoir ces nouveaux doctorats, pour dépoussiérer peut-être la recherche universitaire, ainsi que la soutenance. Pour autant, SACRe reste un programme doctoral, avec des spécificités et des enjeux qui le définissent en tant que tel, et non pas une résidence artistique de trois ans. Si ces artistes ont choisi de faire un doctorat, ils doivent être prêts à se confronter aux enjeux et aux exigences de la recherche. En les réinventant, certes, mais sans les nier. Sinon, on perd le cadre et l’essence mêmes du dispositif. On ne peut pas intégrer SACRe pour financer une compagnie ou pour monter des spectacles : quand on passe le concours, on défend un projet de thèse, avec une méthodologie, une description prévisionnelle des trois ans à venir. Et j’espère que le jury sera exigeant là-dessus. Le portfolio sert aussi à cela : il peut prendre plusieurs formes, mais il doit contenir la trace de l’évolution de cette recherche et en exposer les enjeux.

Pendant mon premier doctorat à Paris 3, qui a débouché sur une thèse de 750 pages, j’ai écrit un article. Pendant ce doctorat SACRe, j’en ai déjà écrit trois et je suis en train d’écrire le quatrième. Je ne sais pas si c’est le cas des autres doctorants. Je pense que cela vient de moi, car je me sentais plus légitime, plus à même d’écrire sur un travail qui est le mien, et car je sentais une réelle nécessité de systématiser, d’organiser à l’écrit les tenants et les aboutissants de ma recherche, ce que l’on fait en laboratoire, de développer cette pensée qui m’est très chère. Mon directeur de recherche, Jean-François Dusigne, ne cesse par ailleurs de me donner des occasions d’écrire sur mon travail et de le diffuser. En tout état de cause, au sein de SACRe, nous réfléchissons à ce que nous faisons. Et cette réflexion passe évidemment par le plateau, mais elle passe aussi par une partie écrite, qui est pour moi indissociable du travail pratique.

Comment la recherche-création se déploie-t-elle dans votre vie professionnelle ?

C’est l’un des grands mérites de SACRe, et je lui dois beaucoup de reconnaissance pour cela : il m’a ouvert beaucoup de portes professionnellement. C’est aussi ce que je trouve formidable dans le fait de concilier la création artistique et la recherche. D’un côté, sans ces moyens (cette structure, avec un espace-temps pour travailler, une bourse, une enveloppe de création), il m’aurait été très difficile de développer les formes que j’ai proposées jusqu’à maintenant – comme Théâtre, qui compte cinquante acteurs. D’un autre côté, je n’ai pas envie que ce travail naisse et meure au sein de SACRe. Au départ, c’était la position de la directrice du Conservatoire, Claire Lasne-Darcueil : c’est une recherche, ça doit rester à l’état de recherche. Les présentations scéniques, plutôt que des spectacles à part entière, devaient plutôt être des étapes de travail n’excédant pas une demi-heure. Nous n’étions pas d’accord. Nous voulions présenter une création, un spectacle, avec toute la complexité que cela implique. Il s’agit d’une recherche, mais nous sommes tous créateurs. C’est pourquoi il m’était important d’inviter nos amis, un large public, des chercheurs, mais aussi des programmateurs et des professionnels du spectacle vivant. C’est un réseau formidable à ne pas négliger. C’est grâce à SACRe que j’ai pu présenter Théâtreau festival JT16, au festival Impatience, et maintenant au Théâtre de la Cité Internationale. Au début, je me disais qu’il serait impossible de faire tourner cette pièce, avec cinquante personnes. C’est le bonheur de la recherche : au départ, si j’avais pensé en termes de « vendabilité », je ne l’aurais jamais fait. C’est parce que Théâtre est né au sein d’une recherche que je me le suis permis. Maintenant que la chose fait son chemin, on y croit et on veut aller plus loin. L’histoire se répète aujourd’hui avec le deuxième spectacle, Intranquillité, dont le dispositif est également assez lourd.

La deuxième partie de ma réponse concerne toutes les autres opportunités qui m’ont été données en dehors de l’exploitation des spectacles, du fait de SACRe. Je parle surtout de l’enseignement. Aujourd’hui, j’enseigne dans plusieurs établissements, notamment la technique vocale, la choralité, la musicalité dans le travail de l’acteur. C’est grâce aux institutions liées à SACRe, qui bénéficient d’une grande visibilité, que des écoles privées et publiques, à Paris comme ailleurs, m’ont proposé d’enseigner dans leurs murs, d’y donner des stages ou des master-classes.

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Bacchantes de Marcus Borja, septembre 2017.
© Christophe Raynaud de Lage

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Intranquillité de Marcus Borja, avril 2017.
© Yuanye Lu

Plusieurs termes permettent aujourd’hui de décrire le croisement des disciplines : transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, postdisciplinarité… En revendiquez-vous un particulièrement ? Si oui, pourquoi ? Et comment vous paraît-il lié à la question de la recherche-création ?

C’est compliqué, le post-. C’est comme s’il n’y avait plus de disciplines, alors qu’il y en a encore. Je ne saurais pas revendiquer un terme parmi d’autres…

Le décloisonnement des compétences, savoir-faire, apports, cultures, m’intéresse énormément sur le plateau comme en dehors.

Au sein de SACRe, on a des séminaires deux fois par mois avec l’ensemble des doctorants du programme, toutes disciplines confondues, on est donc invités à échanger. Un certain nombre de projets qui se font au sein de SACRe, même s’ils partent de l’initiative d’un doctorant en particulier, regroupent plusieurs doctorants SACRe. Je pense par exemple à Linda Dušková, qui m’a précédé en théâtre : si on regarde les génériques de ses spectacles, ils comptent beaucoup de doctorants SACRe, pour la musique, pour la chorégraphie… Elle fait partie d’une promotion qui a favorisé de nombreuses collaborations entre les doctorants des différentes disciplines. Mais ce n’est pas systématique et on ne peut pas dire que ces rencontres ont réellement lieu grâce aux séminaires. Cela vient beaucoup plus d’une initiative des doctorants eux-mêmes, même si le dispositif SACRe l’encourage.

En revanche, d’un point de vue institutionnel, il serait grand temps d’arrêter de cloisonner. On parle toujours plus d’interdisciplinarité et de multidisciplinarité, et même de postdisciplinarité, mais les institutions ne suivent toujours pas. Mon spectacle Théâtre, par exemple, est un objet complexe, car on ne sait jamais dans quelle catégorie postuler pour avoir des subventions publiques : musique ? théâtre ? Dans ce domaine, on a toujours un problème de catégorisation. Ce sont des caisses différentes, des commissions différentes… Tant que les institutions n’évoluent pas, il est compliqué d’aller plus loin.

Il y a peu, Libération a publié un article sur l’utilisation des écrans et de la vidéo au théâtre… On n’en a pas fini de parler de cela ? Cela se fait depuis tellement longtemps ! Et ce n’est ni antinomique ni aberrant. Je joue dans La Règle du Jeu de Christiane Jatahy à la Comédie-Française en ce moment, et le spectacle commence par vingt-six minutes de film. Ça a tout son sens. La caméra est un outil dramaturgique à part entière dans ce spectacle. Mais ça fait parler ! Pas forcément pour critiquer, mais pour souligner le fait qu’on utilise des écrans à la Comédie-Française… C’est parfois un peu affligeant. Il faut espérer que le fait que SACRe regroupe toutes ces institutions que sont la Fémis, le CNSAD, le CNSM (Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris), les Beaux-Arts, les Arts décoratifs et l’ENS, invitera à généraliser ce décloisonnement.

Pouvez-vous présenter un projet qui vous paraît relever de la recherche-création : d’où est-il né ? De la recherche, de la création, d’un interstice ? D’une rencontre ? D’une initiative institutionnelle ?

Théâtre a une préhistoire et une protohistoire[1]. La préhistoire remonte à 2009, pendant la Nuit Blanche à Paris, où j’ai découvert dans la nef de l’église Saint-Séverin, à deux heures du matin, une œuvre assez connue maintenant, qui s’appelle The Forty Part Motet, de Janet Cardiff. Elle a enregistré le chœur de l’abbaye de Salisbury en Angleterre chantant Spem in alium,un motet à quarante voix écrit par Thomas Tallis, un compositeur du XVIsiècle anglais. Elle a enregistré chacune des quarante voix sur une piste différente, a diffusé chacune d’elles sur une enceinte sur piédestal et a créé une ellipse avec ces quarante enceintes. L’œuvre est exposée de manière permanente au musée des Beaux-Arts d’Ottawa et dans un grand centre d’art contemporain au Brésil, qui s’appelle Inhotim. Quand on est à l’intérieur de l’ellipse, la sensation que l’on éprouve est très forte et difficilement descriptible. Mes jambes tremblaient, celles de mes voisins – que je ne connaissais pas – aussi, certains pleuraient, comme moi. Ça m’a beaucoup marqué. Et je me suis demandé ce que ce genre de dispositif immersif à forte teneur dramatique pourrait donner au service d’un projet dramaturgique avec de vraies présences respirant, transpirant, vocalisant, sur scène.

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Théâtre de Marcus Borja, CNSAD, salle Louis Jouvet, avril 2015 (création).
© Diego Bresani

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Théâtre de Marcus Borja, CNSAD, salle Louis Jouvet, avril 2015 (création).
© Diego Bresani

 

Concernant sa protohistoire, c’est en 2012, pendant mon doctorat en cotutelle avec l’Université de São Paulo. J’étais au Brésil pour un an et, pendant un semestre, j’ai donné un cours aux élèves de licence de théâtre. Durant ce semestre étaient mélangées toutes les années, professeurs et élèves confondus, autour de trois projets portant sur le théâtre politique, sur la performance et sur la choralité. Ma codirectrice de recherche était affectée au groupe de la choralité. Je l’étais aussi. Étant chef de chœur, j’étais ravi. Il fallait créer quelque chose avec les élèves. J’ai tout de suite pensé à l’œuvre de Cardiff. Très vite, on a cherché un répertoire sonore avec ces élèves : parlé, murmuré, improvisé ou pas, dans toutes les langues que les élèves parlaient, soit cinq langues en tout, le portugais dominant. Le dispositif, la nudité, l’obscurité, le début et la fin de ce qu’est Théâtreaujourd’hui sont nés là-bas en 2012, au sein d’une université.

Quand j’ai décidé de postuler pour le programme doctoral SACRe, je me suis dit que j’allais pouvoir retrouver la dimension pleinement pratique de la recherche, mais aussi travailler sur quelque chose qui me tient à cœur, sur quoi je n’avais pas encore travaillé parce que ce n’était pas possible dans le cadre d’une thèse classique : cette recherche entre le théâtre et la musique, la choralité et la vocalité. Le projet que j’ai proposé a donc été le développement de ce que j’avais esquissé au Brésil, le prolongement d’un travail que je menais déjà en dehors de l’université et qu’il m’intéressait de systématiser. Cette tendance apparaît déjà dans la conclusion de ma première thèse, qui s’intitulait Dramaturgies en relation. J’y parle beaucoup de la dramaturgie de plateau. J’y parle aussi de contrepoint, de composition, de choralité, d’écoute. Jean-François Dusigne était dans mon jury de Paris 3, Joseph Danan sera dans mon jury de SACRe, il y a une vraie circulation entre ma première thèse, « classique », et ma thèse dite de recherche-création au sein de SACRe. Toute la réflexion que je mène sur la dramaturgie dans ma première thèse, je la revendique pleinement dans la deuxième. Avec SACRe, j’ai poussé pleinement cette recherche sur la sonorité et la spatialisation du son à partir de la voix[2].

Comment décririez-vous les relations entre lieux dédiés à la recherche, lieux dédiés à la formation et lieux dédiés à la création ? Est-ce qu’ils se superposent à vos yeux ? À partir de votre expérience, diriez-vous que la recherche-création trouve facilement des lieux où se fabriquer ?

C’est compliqué. Je pense par exemple à l’ENSAD : ils ont un laboratoire de recherche qui s’appelle EnsadLab. Ainsi ils peuvent se permettre de prendre plus d’un doctorant SACRe par an. Dans le cas du CNSAD, c’est encore plus compliqué. L’espace de la recherche-création, ce sont les salles du conservatoire. Or il y a un manque d’espace, il faut se battre pour avoir les salles. Ce n’est pas par manque de volonté du Conservatoire, au contraire, mais souvent les moyens sont limités. C’est l’école de théâtre qui regroupe le plus d’élèves chaque année (trente), dans des espaces qui sont de plus en plus petits ! C’est aussi pour cette raison que la cité du théâtre, qui doit voir le jour en 2020, a été conçue. Lors des répétitions, on peut passer d’une grande salle un jour à trois petites salles le lendemain : comment faire, alors, pour répéter avec cinquante personnes ? J’ai parfois migré entre les salles pour donner les indications aux différents groupes d’acteurs qui travaillaient dans des salles séparées. On peut circuler entre différents lieux, mais ces espaces demeurent insuffisants par rapport à nos besoins. Aujourd’hui, l’espace que j’ai pour la recherche-création au sein de SACRe, c’est le CNSAD, et chez moi, quand j’écris, mais majoritairement le CNSAD.

Habituellement, les travaux de recherche et les œuvres artistiques ne créent pas les mêmes objets et ne partagent pas les mêmes modes de diffusion. Dans quelle mesure, selon vous, la recherche-création permet-elle de former des objets hybrides ? Le cas échéant, quels changements en termes de diffusion ces objets impulsent-ils ?

La question de la diffusion se pose, en effet. Les portfolios vont être disponibles à la bibliothèque de l’ENS comme n’importe quelle thèse. Les thèses peuvent être consultables en ligne, mais je crois que ce ne sera pas le cas des portfolios, notamment de certains portfolios pensés comme des objets artistiques, des livres d’art.

Contrairement à une thèse classique qui a vocation à résumer et systématiser des années de recherche, le portfolio, pour la recherche-création, n’est pas représentatif. Il ne peut pas exister indépendamment des œuvres d’art créées tout au long du parcours qu’il est censé restituer, mais auquel il ne saurait se substituer. Il reste une trace.
Pour les arts vivants, la question est la même que pour tous les spectacles. C’est une question éternelle. Je pense qu’il faut intégrer cette dimension éphémère, sans toutefois le faire à toute force. Il faut accepter que certaines choses ne seront pas traçables.

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Thèse-livre d’art réalisée par Marcus Borja :
Poétiques de la voix et espaces sonores. La musicalité et la choralité comme bases de la pratique théâtrale.
© Marcus Borja

À votre avis, que manque-t-il encore à la recherche-création en France ? Avez-vous connaissance d’autres modèles sur le plan international et dans quelle mesure vous semblent-ils transposables dans le contexte français ?

Je pense qu’il serait bénéfique de pousser un peu plus loin la question de la méthodologie. SACRe est un doctorat d’art et de création, fait pour et par des artistes-créateurs, mais reste un doctorat. L’objectif est d’investiguer sur la forme par la forme. Les doctorants SACRe de l’ENS, eux, sont des chercheurs qui vont faire une thèse de doctorat « classique », mais portant sur un sujet qui concerne obligatoirement la création artistique contemporaine, avec un objet détectable dans la pratique, et ils ont un encadrant artiste. Pour faire une thèse SACRe, je ne pense pas qu’un artiste doive avoir les mêmes compétences, la même rigueur, la même formation, le même parcours qu’un doctorant traditionnel. Mais il faut éviter la complaisance, les « oui, mais bon, c’est un artiste ». Une clarification méthodologique par rapport à cela est nécessaire pour développer davantage d’échanges, d’outils et de méthodologies entre les doctorants-artistes (qui se confrontent à la recherche universitaire) et les doctorants-chercheurs (qui se confrontent à un objet artistique). Le doctorat SACRe peut être un îlot pour l’instant. Si un artiste décide de faire un doctorat, ce n’est pas dans n’importe quel but. Ce n’est pas le fait d’avoir un doctorat qui va changer quelque chose à la vie d’un artiste en termes professionnels – du moins pas pour l’instant. Il n’en a pas besoin pour signer des contrats, jouer, exposer ou tourner. Pourquoi donc tourne-t-il les yeux vers le monde universitaire ? Il y cherche peut-être des possibilités d’avenir, il a envie d’y faire quelque chose. Et ce quelque chose implique peut-être l’enseignement supérieur, la direction de recherches, la production d’articles et d’ouvrages… C’est ce dont j’ai un peu peur maintenant. Que font, grâce à leur diplôme, les néo-docteurs SACRe qui n’ont pas cette inclination, cette prédisposition à la recherche au sein de l’université ? Pour l’instant, l’université n’est pas SACRe.

Au Brésil, comme je l’ai dit, tout passe par l’université. Si la pratique passe par l’université, cela veut dire qu’il y a des professeurs de pratique à l’université. Ces professeurs n’avaient pas besoin de diplôme auparavant. Depuis une quinzaine d’années, il faut un master. La concurrence devient plus rude, les exigences du ministère plus pointues. Maintenant, un praticien doit avoir un doctorat pour enseigner à l’université. En France, c’est différent, pour les cours de pratique à l’université, on engage des professionnels – et les cours de pratique à l’université restent assez marginaux.

Ce qui serait intéressant pour le développement de la recherche-création, c’est de s’intéresser davantage aux endroits où on la pratique – avec peut-être d’autres méthodes, suivant d’autres croyances – pour s’enrichir mutuellement. Il y a des problèmes et des solutions au Brésil comme en France.

Prenons le spectacle Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas d’Antônio Araújo, qui était à Avignon en 2014 et avant cela au Théâtre national de Bruxelleshors les murs, à la vieille Bourse. Araújo est un metteur en scène brésilien dont le parcours artistique a commencé dans les années 1990 : il mène une recherche très singulière sur le processus collaboratif et sur l’organisation des fonctions et des hiérarchies mouvantes au sein de la création, ainsi que sur l’investissement de l’espace urbain (ses spectacles se passent par exemple dans une église, sur un fleuve, dans un hôpital, dans une prison). En plus de cela, il est professeur à l’Université de São Paulo. Je me suis servi largement de sa thèse pour ma recherche à Paris 3, par exemple. Il a publié son master, il a publié sa thèse. La plupart des enseignants à l’Université de São Paulo sont des praticiens, avec une carrière pratique à part entière. Qu’est-ce qui peut nous intéresser dans un tel exemple ? Pour le questionner comme pour nous en servir, d’ailleurs. Il n’y a pas vraiment d’équivalent en France. Il y a David Lescot, Guy Freixe, Jean Jourdheuil… Mais cela reste marginal. Or, de plus en plus, la nouvelle génération revendique cet entremêlement.

 

Questionnaire réalisé
sur la base d’un entretien effectué le 10 mai 2017.

 

 

Notes

[1] Pour une description plus approfondie du processus de création, voir Marcus Borja, « Présences audibles et écoute en présence : pour une poétique sonore du théâtre », Revue Sciences/Lettres [en ligne], 5|2017, mis en ligne le 2 octobre 2017.

[2] [Ndlr] La soutenance de la thèse de Marcus Borja, Poétiques de la voix et espaces sonores. La musicalité et la choralité comme bases de la pratique théâtrale, a eu lieu le 1er décembre 2017, date postérieure à l’entretien. Imaginées par le doctorant, les modalités de cette soutenance sont décrites sur le site de PSL. Y figure également un extrait vidéo d’une des performances présentées lors de la soutenance.

 

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