9 x 9 questions sur la recherche-création

Mireille Losco-Lena


 

Qui êtes-vous ? Comment, dans votre parcours, avez-vous rencontré la question de la recherche-création ?

Je suis professeure des universités, mais en poste dans une école d’art. En 2011, j’ai eu l’opportunité d’obtenir une mutation de l’Université Lyon 2 à l’ENSATT (École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre), école qui dépend du ministère de l’Enseignement supérieur. Cette école était alors dans une phase de réorganisation de ses enseignements pour entrer dans le LMD (Licence-Master-Doctorat) et elle avait besoin de développer un pôle « recherche ». J’ai donc initié ce travail en créant le LabATT (Laboratoire des Arts et Techniques du Théâtre), rattaché par convention à l’équipe d’accueil Passages XX-XXI de l’Université de Lyon (Lyon 2). La convention stipule que l’ENSATT s’engage tout particulièrement dans la « recherche-création ».

Comme je l’ai déjà expliqué ailleurs[1], à mon arrivée à l’ENSATT, j’ai été très troublée par les écarts et les flottements liés à l’utilisation du mot « recherche » dans les différents mondes où je travaillais, en l’occurrence le monde du théâtre et le monde universitaire. Pour l’artiste, la recherche se confond avec le processus de création entendu dans son sens le plus large ; mais cette acception du mot n’est pas recevable dans le monde universitaire, qui lui donne un contenu bien plus cadré. Pour initier la recherche à l’ENSATT, il m’a donc fallu enquêter sur l’usage des mots, et c’est à l’occasion de ce travail que j’ai découvert ce qui se faisait en la matière à l’étranger (recherche-création au Québec et en Suisse, practice-as-research au Royaume-Uni, pour ne citer qu’eux), avec des modèles de recherche qui se situent à « l’interface » du monde artistique et du monde académique[2].

Pour vous, qu’est-ce que la recherche-création ?

Le plus important – et je tiens fermement à cette position – est de bien comprendre que la recherche-création n’est pas la recherche + la création : il ne s’agit en aucun cas de conjuguer deux pratiques différentes, l’une, artistique et l’autre, théorique, mobilisant deux « cerveaux » distincts et créant de la schizophrénie ! Il ne s’agit pas plus de se limiter à mettre en œuvre des tandems liant un artiste et un chercheur (c’est-à-dire un universitaire, ce qui suppose que l’artiste n’est pas considéré comme un « vrai » chercheur). Ce partage des fonctions entre le faire et le penser, héritier de notre vieux dualisme occidental, est catastrophique en matière de recherche-création. Outre la schizophrénie de l’artiste-chercheur que j’évoquais à l’instant, il maintient de façon insidieuse une hiérarchisation des pratiques qu’il s’agit au contraire ici de bousculer. Sur le plan de la reconnaissance symbolique, en effet, il favorisera toujours le chercheur « académique » au détriment de l’artiste, qui peut être instrumentalisé ou mis à contribution en tant qu’élément créatif (voir à ce sujet les enquêtes sociologiques très parlantes de J.-P. Fourmentraux[3]). Il faut se méfier de la mode de l’« art-science » : il ne suffit pas de mettre des artistes dans des laboratoires scientifiques pour faire de la recherche-création, même si cela est séduisant dans les dossiers…

L’appellation « recherche-création », liant deux mots par un tiret, peut entretenir ce malentendu. Aussi je pense que la formulation la plus juste est celle proposée par le colloque du réseau des écoles doctorales en arts et médias (RESCAM) en octobre 2016 à Toulouse, qui proposait de parler de recherche en création (Pierre Gosselin au Québec parle également de « recherche en pratique artistique »[4]).

Cette formulation permet de clarifier ce que doit être la recherche-création. Lorsqu’elle s’inscrit dans un master, un doctorat ou un projet de recherche conduit par un artiste, elle se définit – suivant un large consensus international actuel[5] – comme une recherche qui est conduite dans les pratiques artistiques, mais qui se distingue des pratiques ordinaires de l’art en ce qu’elle se donne un protocole de travail précis (quoique potentiellement évolutif au cours de la recherche) et explicite. Elle ne traite pas un « sujet » avec un surplomb théorique, mais elle vise à explorer dans le faire artistique un « champ ». Elle exige une connaissance de « l’état de la question », c’est-à-dire de ce qui s’est déjà réalisé dans le champ (ce dernier pouvant être pluridisciplinaire bien sûr) ; elle demande une consignation régulière des avancées du travail (sous forme de « portfolio », ce qui ouvre la documentation à une multiplicité de supports : écrits, visuels, sonores) ; enfin, elle aboutit à des résultats publiés dont les modalités peuvent être diverses (format artistique et/ou format universitaire), la recherche étant faite pour être partagée avec des « pairs » (c’est-à-dire d’autres chercheurs, artistes ou non). Ce dernier point lui confère un autre statut que celui de fabrique d’une « œuvre » entendue comme source d’expérience esthétique pour un public : il peut y avoir production d’une œuvre bien sûr, et c’est ce que le mot de « création » sous-entend, mais cette œuvre est alors envisagée du point de vue de son apport en termes de connaissance – dans une logique de « cognition incarnée », comme disent les neurobiologistes.

Ce qu’il me semble important de souligner, c’est que la recherche-création présente l’opportunité de réinterroger la dimension incarnée, sensible, affective, de la pensée et des savoirs, en rompant avec le positivisme de la démarche scientifique, qui est loin d’être tari. Cela exige un changement de paradigme épistémologique, bien plus radical que ne le suppose la « recherche + création » : cette dernière n’est, qu’on ne s’y trompe pas, qu’une façon d’exiger que les artistes se conforment à l’épistémologie des sciences (sciences humaines comprises). La recherche en pratique artistique postule au contraire que, si dans le travail de l’artiste, de la pensée ne cesse de circuler, d’inventer, de découvrir, cette pensée n’est pas et ne doit pas être « théorique ». Il faut absolument sortir de la dichotomie pratique/théorie, qui gauchit d’emblée le puissant enjeu épistémologique de la recherche-création.

Par exemple, concernant les doctorats de recherche-création qui se développent aujourd’hui en France (nous devons en créer un en théâtre, au sein de l’Université de Lyon, associant à l’Université Lyon 2, l’Université de Saint-Étienne et l’ENS, les écoles de théâtre que sont l’ENSATT et la Comédie de Saint-Étienne), il ne faut à mon sens pas considérer le mémoire de thèse comme un lieu de théorisation de la pratique – théorisation « désincarnante », si je puis dire, donc profondément dénaturante –, mais comme ce que Florian Dubois nomme « un fluidifiant qui permet d’augmenter les résultats, comme un moyen d’analyse qui accélère le processus de compréhension par les observateurs »[6]. La réflexion menée à l’international sur le statut de l’écriture du mémoire insiste ainsi sur le fait que les résultats de la recherche sont avant tout présentés dans l’ouvrage artistique lui-même, le mémoire (qui n’est du reste plus exigé dans les pays scandinaves au niveau master et doctorat) pouvant accompagner ces résultats en explicitant la démarche et en retraçant les étapes des expérimentations par lesquelles la recherche a été conduite. Certains penseurs de la recherche-création, comme Robin Nelson en Grande-Bretagne, proposent un modèle de mémoire mixte, conjuguant des parties où prime le positionnement subjectif de l’artiste et d’autres qui relèvent d’un positionnement plus objectivé et en cela plus proche des travaux universitaires habituels[7]. Toutefois, il n’existe à ce jour pas de modèle du mémoire en recherche-création qui fasse consensus sur le plan international.

Comment la recherche-création se déploie-t-elle dans votre vie professionnelle ?

Elle se déploie à un double niveau : dans le cadre pédagogique du « grade master » délivré par l’ENSATT, et dans le cadre des projets de recherche collectifs que j’initie dans cette école, en lien avec l’équipe Passages XX-XXI.

Concernant ces derniers tout d’abord : ils sont menés au sein d’équipes mixtes, constituées d’artistes (dont certains ont également des activités de recherche universitaire, sont en doctorat par exemple), de chercheurs et doctorants de l’Université Lyon 2, d’étudiants de master à l’Ensatt, parfois aussi de professionnels d’autres champs que le spectacle vivant (le champ médical par exemple). Ici, à la différence des travaux de master et de doctorat, la recherche-création n’est plus conduite uniquement par un artiste, mais elle est le lieu et l’occasion de collaborations entre différents mondes ; toutefois, c’est toujours autour de la pratique artistique qu’elle se constitue – ce point demeurant le fondement même de ce qu’est une recherche-création. Une chose est également importante, décisive même : comme le dit Loïc Touzé, une équipe de recherche-création doit œuvrer contre la traditionnelle « assignation de territoire » : le chercheur doit participer à l’expérimentation artistique et l’artiste participer au séminaire[8].

Dans ces projets, il s’agit donc d’explorer un champ en croisant différentes modalités de travail : des temps de « laboratoires » s’inscrivent dans les enseignements et permettent d’expérimenter les questions en associant enseignants, professionnels, artistes et étudiants, et en produisant divers artefacts (performances, dispositifs scénographiques, sonores, lumineux, production de textes de fiction), en dialogue avec un chercheur qui accompagne (et participe) plus qu’il ne dirige le travail ; des temps de « séminaires » où j’invite des artistes, mais aussi des chercheurs universitaires qui ont abordé ce champ dans leurs travaux, et avec lesquels nous partageons nos interrogations et nos pistes ; ces séminaires sont suivis par les différents acteurs de l’équipe ainsi que par les étudiants concernés par le projet. De jeunes chercheurs et doctorants de l’Université Lyon 2, également associés au travail, ont en charge l’organisation d’un carnet de recherche sur « Hypotheses.org », sorte de portfolio virtuel qui permet de rassembler des notes de travail, des réflexions en cours, des éléments de bibliographie, mais aussi des témoignages de laboratoires.

Ce travail s’effectue actuellement dans un programme autour de l’hypnose – ce qui nous amène donc également à collaborer avec des gens du monde du soin, hypnothérapeutes en l’occurrence[9]. Au terme de ce projet, à l’horizon de 2019-2020, nous envisageons une publication qui présentera le processus et les travaux menés, et dont le format, non encore déterminé, devra être soigneusement élaboré pour pouvoir rendre compte de la nature spécifique de la recherche-création. Les carnets de recherche publiés par le Journal for artistic research (JAR)[10] sont à ce titre des exemples intéressants.

Concernant mon travail plus spécifiquement pédagogique dans le domaine de la recherche-création, le cœur de mes préoccupations est l’ancien « mémoire de fin d’études » de l’ENSATT que j’ai transformé en travail de recherche-création présenté en fin de master. Les étudiants conduisent une recherche en pratique artistique dans leur champ (lumière, son, costume, scénographie, écriture, mise en scène) et le mémoire qu’ils rédigent accompagne cette recherche. Au moment des soutenances, où sont présentés des gestes artistiques (qui peuvent être plus ou moins expérimentaux), le jury a pris connaissance des mémoires et est donc à même de comprendre à quel endroit la recherche artistique se déploie. La soutenance est de format unique : on y discute avec l’étudiant, non pas séparément du volet pratique et du volet rédactionnel de sa recherche, mais de sa recherche comprise comme une expérience globale.

Plusieurs termes permettent aujourd’hui de décrire le croisement des disciplines : transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, postdisciplinarité… En revendiquez-vous un particulièrement ? Si oui, pourquoi ? Et comment vous paraît-il lié à la question de la recherche-création ?

Pour éviter tout éventuel malentendu à ce sujet, je voudrais d’abord préciser que les études théâtrales françaises ont toujours articulé pratique et réflexivité, et que je ne considère donc pas que mon travail d’universitaire avec des artistes relève de l’interdisciplinarité : c’est au contraire une forme nouvelle que peut prendre notre discipline.

Par ailleurs, je ne partage pas l’idée que la recherche-création suppose nécessairement le croisement des disciplines, et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, si l’on regarde l’histoire des laboratoires théâtraux du XXe siècle (qui ont véritablement inventé la recherche artistique), on ne peut qu’être frappé par le fait que la recherche consistait précisément pour les artistes à pouvoir se concentrer sur leurs questionnements propres – et notamment, pour Stanislavski ou Meyerhold, sur les questions du jeu de l’acteur. Cela ne signifiait pas qu’ils n’utilisaient pas des savoirs importés d’autres champs – ceux de la psychologie leur ont été essentiels –, mais leur recherche n’était pas « transdisciplinaire, interdisciplinaire ou pluridisciplinaire »… Il faut absolument maintenir la possibilité qu’une recherche-création puisse concerner le jeu de l’acteur, ou le champ du sonore, ou tout autre champ, sans obligatoirement s’organiser de façon inter- (ou trans-, pluri-, post-…) disciplinaire.

En revanche, ces croisements peuvent être évidemment passionnants et féconds et je n’y suis pas opposée par principe (par exemple, dans le champ des technologies de la scène, espace de recherche-création très dynamique[11]) ; mais l’important, c’est qu’ils soient intimement nécessaires au travail de la recherche, et non imposés a priori. Sur le programme de recherche Hypnose, il va sans dire que la présence d’hypnothérapeutes nous est précieuse.

En second lieu, je ne suis pas loin de penser que le croisement des disciplines est aujourd’hui convoqué pour stabiliser et cadrer la recherche-création, avant même que nous nous soyons vraiment posé la question de sa définition et de son potentiel épistémologique profondément déstabilisant. Il ne faut pas négliger le risque que l’interdisciplinarité ne soit une tentative de rationalisation de la recherche-création par les sciences humaines. Le croisement disciplinaire pourrait alors bien être un élément stratégique dans le processus de « négociation » entre monde de l’art et monde académique que suppose la reconnaissance de la recherche-création – et qu’Henk Borgdorff a si finement analysée[12].

Pouvez-vous présenter un projet qui vous paraît relever de la recherche-création : d’où est-il né ? De la recherche, de la création, d’un interstice ? D’une rencontre ? D’une initiative institutionnelle ?

Le programme Hypnose que je dirige est né du contexte institutionnel de l’ENSATT et dans la configuration, très singulière en France, de la présence d’une chercheuse universitaire dans une école d’art et travaillant au quotidien avec le monde de la création.

Pour vous en faire une présentation très synthétique, je dirai que ce programme se développe sur trois ans et qu’il explore la multiplicité des liens qui peuvent se nouer entre l’expérience du spectateur et l’expérience hypnotique. Ce qui se joue ici, c’est la déstabilisation et la déterritorialisation de la notion de « scène », inscrite dans un entre-deux entre le plateau théâtral et le corps du spectateur. Le programme se développe selon deux axes conjoints : d’une part, la fabrique de dispositifs hypnotiques avec la pluralité des moyens du théâtre (écriture, jeu, lumière, son, scénographie), d’autre part, la réflexion sur les enjeux esthétiques de ces expériences, notamment leur potentiel de subjectivation[13].

Quelles résistances rencontrez-vous ou avez-vous rencontrées (institutionnelles, économiques, épistémologiques, artistiques…) ? Pouvez-vous donner un exemple concret ?

La réalité est que je suis aujourd’hui frappée par le grand engouement que suscite en France la recherche-création, et ce aussi bien dans les écoles d’art que dans les universités. Beaucoup de structures artistiques se montrent également très ouvertes à la question de la recherche – par exemple le TNG – Théâtre Nouvelle Génération, CDN de Lyon, avec lequel nous travaillons.

Mais le risque insidieux de cet engouement, c’est que la recherche-création devienne, en même temps qu’une mode, un alibi : au moment où les financements de l’art sont en baisse, tous les artistes vont vouloir faire de la recherche-création pour survivre… Il en est de même, à mon sens, pour les formations en art dans l’enseignement supérieur (universités et écoles), qui ont de plus en plus de mal à justifier leur existence dans le paysage socio-économique. La recherche-création, en faisant miroiter son potentiel de production de connaissance, deviendrait un argument pour que l’art continue à exister… Or, je pense qu’il ne faut absolument pas que tout le champ de l’art se mette à la recherche-création !

Comment décririez-vous les relations entre lieux dédiés à la recherche, lieux dédiés à la formation et lieux dédiés à la création ?

La question qui se pose partout en Europe, concernant la recherche-création, tourne autour des enjeux de la redistribution du savoir, ou plus exactement de la redistribution de la faculté à produire du savoir. Les relations entre les différents lieux que vous nommez sont, je crois, en lien direct avec cette question précise.

Je me limiterai à évoquer les relations entre les universités et les écoles d’art – qui ont pu être très tendues ces dernières années en France. Il me paraît clair que les difficultés financières et de reconnaissance symbolique que connaissent les universités françaises, et l’écart qu’il y a avec les dotations des écoles d’art, ne facilitent pas le dialogue : l’université peut voir d’un très mauvais œil l’émergence de la recherche-création en école d’art. Inversement, du côté des écoles, la réforme de Bologne a été vécue comme un trauma identitaire, parce qu’on leur demandait de prouver qu’elles faisaient bel et bien de la recherche tout en doutant de leur capacité à le faire réellement, du moins sans la tutelle ou la collaboration, institutionnelle ou intellectuelle, de l’université.

En tant qu’universitaire en poste dans une école d’art, je me suis sentie à l’endroit juste pour essayer d’inventer les termes d’une diplomatie entre les sphères et les cultures très différentes de l’enseignement et de la recherche : je crois que cette diplomatie est à la base de tout en matière de recherche-création.

Habituellement, les travaux de recherche et les œuvres artistiques ne créent pas les mêmes objets et ne partagent pas les mêmes modes de diffusion. Dans quelle mesure, selon vous, la recherche-création permet-elle de former des objets hybrides ? Le cas échéant, quels changements en termes de diffusion ces objets impulsent-ils ?

Il faut prendre garde à ce que la recherche-création ne se donne pas pour objectif de produire des objets hybrides ; tout son intérêt consiste au contraire à ne pas anticiper le format des objets qui seront produits. C’est justement cette part d’ouverture à l’inconnu qui constitue le riche vacillement épistémologique produit par le geste artistique dans la recherche. On a vu ces dernières années se propager la forme hybride des spectacles-conférences ; or, je suis d’accord avec Sandra Delacourt sur le fait que, si « les pratiques artistiques impliquant – ou mettant en scène – des procédures traditionnellement employées par des chercheurs universitaires ont bénéficié d’une visibilité accrue », c’est au risque de faire « des codes de l’autorité intellectuelle un style »[14].

La recherche-création est peut-être au contraire l’occasion de résister au formatage de la pensée à laquelle nous contraignent de plus en plus les exigences de la publication universitaire. Je trouve en cela très intéressante la démarche de Vincent Broqua, qui défend le développement d’une « creative criticism » pour contrer les « normes d’écriture et d’évaluation qui proviennent pour partie des sciences dites dures et qui, en France après les États-Unis, procèdent de l’idée qu’une recherche efficace est une recherche qui produit toujours plus selon des modes d’écriture repérables et identiques »[15].

À votre avis, que manque-t-il encore à la recherche-création en France ? Avez-vous connaissance d’autres modèles sur le plan international et dans quelle mesure vous semblent-ils transposables dans le contexte français ?

Tout est à inventer en France, comme dans beaucoup d’autres pays européens, et la construction d’une nouvelle forme de recherche ne pourra pas se faire en quelques années. Du reste au Québec, où la recherche-création est implantée depuis longtemps, les chercheurs continuent à se poser des questions fondamentales et à réinterroger leurs méthodes[16].

Mais il faut signaler tout de même qu’une chose nous fait particulièrement défaut en France, alors que des pays comme la Suisse, la Grande-Bretagne ou la Finlande sont mieux organisés : je veux parler de la possibilité d’un financement public spécifique pour les programmes de recherche-création. Le ministère de la Culture l’a fait pour les écoles d’art relevant de sa compétence, mais il faut penser un financement plus ouvert, qui soit transversal aux ministères de la Culture et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

 

Notes

[1] Mireille Losco-Lena (dir.), Faire théâtre sous le signe de la recherche, postface de Michel Corvin, Rennes, PUR, coll. Le Spectaculaire, 2017. Voir tout particulièrement l’introduction générale.

[2] Sur cette question de l’interface, voir Henk Borgdorff, The Conflict of the Faculties : Perspectives on Artistic Research and Academia, Amsterdam, Leiden University Press, 2012.

[3] Jean-Paul Fourmentraux, Artistes de laboratoire. Recherche et création à l’ère numérique, Paris, Hermann, 2011.

[4] Pierre Gosselin, dans Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec (dir.), La Recherche création. Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006, p. 24.

[5] Je me permets de renvoyer à la bibliographie proposée à la fin de l’ouvrage déjà cité : Mireille Losco-Lena (dir.), Faire théâtre sous le signe de la recherche, op. cit., p. 371-372.

[6] Florian Dombois, cité dans Lysianne Léchot-Hirt (dir.), Recherche-création en design. Modèles pour une pratique expérimentale, Genève, Métis Presses, 2010, p. 61.

[7] Robin Nelson, Practice as Research in the Arts. Principles, Protocols, Pedagogies, Resistances, Houndmills, Basingstoke, Hampshire, Palgrave Macmillan, 2013.

[8] Mireille Losco-Lena et Loïc Touzé, « De la complémentarité des regards, apports et méthodes entre la recherche universitaire et la recherche artistique », séminaire ARFAE (Atelier de Recherche sur la Formation des Artistes et des Enseignants ; ENSATT, Pont Supérieur de Nantes, Université Lyon 2 – Laboratoire ECP et Université de Nantes – CREN), Université de Rennes, 17 janvier 2017, texte à paraître.

[9] Voir le carnet de recherches en ligne HypnoScènes – Des dispositifs hypnotiques au théâtre : projet de recherche-création.

[10] Pour en savoir plus, voir le site du JAR.

[11] Izabella Pluta et Mireille Losco-Lena (dir.), Ligeia. Dossiers sur l’art, dossier : Théâtres Laboratoires. Recherche-création et technologies dans le théâtre aujourd’hui, nos 137-140, janvier-juin 2015.

[12] Henk Borgdorff, The Conflict of the Faculties, op. cit.

[13] Pour une présentation plus précise du programme, voir le site de l’ENSATT.

[14] Sandra Delacourt, « Passe d’abord ton doctorat ! De l’alignement de la recherche artistique sur le modèle universitaire », L’Art même, dossier Art/Recherche, n° 62, 2ème trimestre 2014, p. 5.

[15] Vincent Broqua, « La critique, une exposition. Introduction à Formes critiques contemporaines », juin 2012, p. 4.

[16] Voir le colloque « La recherche-création. Territoire de l’innovation méthodologique », organisé par l’Université du Québec à Montréal, 19-21 mars 2014.

 

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