9 x 9 questions sur la recherche-création

Keti Irubetagoyena


 

Qui êtes-vous ? Comment, dans votre parcours, avez-vous rencontré la question de la recherche-création ?

Je suis docteure en études théâtrales de l’École normale supérieure de Lyon, aujourd’hui metteuse en scène et pédagogue au sein du Théâtre Variable n° 2. Je précise ce titre de docteure car, ce qui me paraît évident, c’est que la recherche-création que je mène en tant que praticienne de théâtre est très étroitement liée à mon parcours à l’ENS de Lyon. Pourtant, ce n’est pas quelque chose que j’ai décidé à l’issue de mes études et dont j’ai imposé le cadre à mon travail artistique. C’est a posteriori que j’ai compris que je faisais de la recherche-création, lorsque j’ai essayé de saisir la cohérence de tout ce par quoi je passais pour aboutir à la création d’un spectacle.

L’ENS de Lyon est une école où le geste artistique est constamment invité à être questionné, sur le plan théorique comme sur le plan intime. Je pense, par exemple, aux Classes de maîtres qui y sont proposées aux élèves et aux devoirs analytiques qu’il faut rendre à l’issue de celles-ci en prenant pour point de départ, chaque fois, sa propre expérience des quelques jours passés en compagnie de l’artiste invité·e. J’ai adoré produire ces écrits quand j’étais étudiante et j’ai adoré, plus tard, les corriger en tant qu’enseignante. Ils sont le parfait exemple de cette double dynamique qui m’a formée – et sans doute l’une de mes premières rencontres avec la question de la recherche-création : associer une perspective intime au processus réflexif propre à la recherche théorique ; développer l’exigence des méthodologies scientifiques pour prolonger la réception du geste artistique.

Ainsi, je n’ai jamais considéré les travaux d’études théâtrales que j’ai menés à l’ENS de Lyon comme parallèles ou dissociés de mes premières propositions scéniques : tout m’a toujours semblé lié. Je suis convaincue qu’en interrogeant ce qui, chez Antoine Vitez, permettait de penser un théâtre d’art qui soit œuvre politique, j’ai informé déjà et pour longtemps ma pratique de metteuse en scène. Lorsque mes sujets d’intérêt se sont portés sur la question de la réception du spectateur de théâtre et sur celle de la présence scénique des interprètes dramatiques, je pense que j’ai construit le socle de ce que je pressens aujourd’hui d’un théâtre des affects comme l’une des voies possibles, dans mon travail, d’un geste théâtral politique.

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Pendant deux ans, sans objectif de création, Keti Irubetagoyena a mené, dans la continuité de sa thèse et de ses recherches sur la notion de présence, un atelier de jeu à destination des interprètes professionnel·le·s et semi-professionnel·le·s.
© Joris Mithalal

Pour vous, qu’est-ce que la recherche-création ?

La première définition que je pourrais donner de la recherche-création est une sorte de base commune à tout·e artiste-chercheur·se aujourd’hui, je pense. Elle revient à poser comme préalable le fait que l’analyse théorique enrichisse le travail de plateau et le geste artistique et que, réciproquement, le travail de plateau et le geste artistique enrichissent l’analyse théorique. Aussi la recherche est-elle partie intégrante des fonctions de metteuse en scène et de pédagogue telles que je les envisage. Mon travail est constamment traversé d’une dimension de recherche – et c’est moins une prétention qu’une ligne de conduite que je constate et m’impose tout à la fois – dans la mesure où, par exemple, je suis incapable de me situer dans une filiation sans, dans le même temps, déplacer cet héritage pour me l’approprier, le faire à ma main. C’est une posture de remise en question permanente, de moi face aux acteurs comme de moi dans et face à ce que je produis, qui explique sans doute pourquoi je suis aussi lente ! Pourtant, qu’est-ce qui fait que je ne vais pas voir les mises en scène déjà réalisées d’un texte que je vais monter alors que je vais citer nombre de témoignages et d’analyses proposées par autrui dans le domaine du jeu de l’acteur ? Peut-être parce que je suis en recherche-création d’un côté, et seulement en recherche de l’autre.

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La création, avec Julie Moulier, d’Il n’y a pas de certitude (2016), un seul en scène écrit par Barbara Métais-Chastanier, fut précédée de plusieurs semaines de travail non soumises à des impératifs de représentation.
© Barbara Métais-Chastanier

Dans le cas précis du Théâtre Variable n° 2, la recherche-création se manifeste à travers le choix que nous faisons de travailler plusieurs années durant sur un même thème socio-politique que trois à quatre spectacles permettent d’aborder de points de vue différents. Elle ne repose donc pas sur le seul fait que nous menions un important travail de documentation en amont et parallèlement à chaque création mais plus sur la possibilité que ce travail de documentation offre à chacun·e de transformer intimement la compréhension qu’il ou elle a du monde. Cela veut dire aussi que ce n’est pas chronologique : beaucoup de recherches, puis le spectacle ! Il s’agit d’épouser cette dynamique consistant à ne pas se lover dans un endroit confortable pour créer mais, à l’inverse, de toujours chercher cet endroit qui obligera chacun·e à déplacer ses propres lignes. Cela revient à être curieux de ses discours et d’une réalité toujours plus complexe que celle qui est immédiatement formulable. Je pense que c’est cette dynamique-là, cette humilité-là qui permettent ensuite d’espérer déplacer les lignes du spectateur. On est proche du « théâtre des idées » d’Antoine Vitez, finalement : ne pas imposer de point de vue, ne pas faire du théâtre à thèse mais amener le spectateur à considérer intimement, personnellement les questions posées sur le plateau ; l’inviter à s’engager, comme les artistes en face de lui, dans un processus réflexif.

Sur la question des dominations, qui est l’un des enjeux majeurs du cycle « Luttes et émancipation » initié par notre équipe en 2015, il est impossible de ne pas se mettre en état de découverte et de remise en question des présupposés dont nous sommes tous pétris. Pour ma part, je peux dire que je connais intimement trois types de domination : les rapports de classe sociale, les violences de genre et les discriminations liées au handicap. Mais les dominations que subissent les homosexuel·le·s, je les découvre absolument (j’entends par là intimement) depuis que nous avons inauguré ce cycle, quand bien même j’ai toujours été sensible à cette question tout comme à la question postcoloniale. Avoir la curiosité et l’humilité de se dire : « tiens, je n’avais pas mesuré ceci ou cela » ou « en tant que blanche, hétérosexuelle et cisgenre, j’ai un statut dominant » et « dans telle ou telle situation, je reconduis malgré moi un système de domination », etc., est le préalable que je m’impose et que je partage avec mes collaborateurs pour me mettre en recherche et créer des spectacles à partir de ce que je ne maîtrisais pas ou ne connaissais pas auparavant. C’est à mon sens l’un des enjeux principaux de la dimension de recherche-création telle qu’elle se manifeste dans les travaux du Théâtre Variable n° 2 et, en amont, dans les processus suivis pour les réaliser.

Comment la recherche-création se déploie-t-elle dans votre vie professionnelle ?

Je disais que j’étais lente… C’est que la recherche-création se déploie pour moi dans un temps particulièrement long. Sans même compter la période de documentation qui s’étire tout au long de chaque cycle auquel je participe au sein du Théâtre Variable n° 2, je ne peux pas travailler à me mettre en mouvement dans une création si cela ne se déploie pas sur plusieurs mois, parfois plusieurs années, de découvertes, de ratages ou d’affinages des propositions que je fais ou qui me sont faites dans le cours du travail artistique. S’agissant du processus d’écriture des partitions scéniques et textuelles des spectacles, par exemple, on est typiquement face à l’un des domaines les plus mouvants de notre processus de travail. L’écriture de ces partitions se nourrit de tout ce qui est apporté par l’équipe en matière de témoignages, d’expériences individuelles, de documents lors des résidences de recherche qui nous réunissent à des intervalles réguliers mais elle se nourrit aussi, et peut-être plus encore, des ateliers que nous animons chaque année dans des collèges, des lycées ainsi qu’à l’université. Ces ateliers sont extrêmement précieux car ils permettent de tester les fragments en train de s’écrire avec des publics très différents du point de vue de l’âge, de la classe sociale, de l’héritage culturel, etc. Depuis 2015, tous, quels que soient leur nature et leur lieu de réalisation, ont été intégrés à notre recherche sur la question des modalités de résistance (individuelle ou collective) aux systèmes de domination et de nombreux éléments de la prochaine création ont ainsi été testés en amont avec des élèves de l’enseignement secondaire et des étudiant·e·s de l’enseignement supérieur. Le regard qu’ont porté ces jeunes adultes sur notre propos a fait évoluer celui-ci en fonction de ce qu’ils ont dit et partagé avec nous, en fonction de ce qu’ils nous ont amené à penser et en fonction des discussions que notre équipe a eues à la suite de ces rencontres. Sans cela, il faudrait que je sois au plateau avec les acteurs pendant près deux ans ! Et il me paraît évident que nous finirions par tourner en rond. Il serait en tout cas bien plus difficile de se remettre autant en question que nous le faisons aujourd’hui, d’apprendre autant de la société qui nous entoure qu’en y étant plongés de fait via ces ateliers.

Plusieurs termes permettent aujourd’hui de décrire le croisement des disciplines : transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, postdisciplinarité… En revendiquez-vous un particulièrement ? Si oui, pourquoi ? Et comment vous paraît-il lié à la question de la recherche-création ?

Je n’utilise aucun de ces termes-là. Ce serait une imposture, me concernant, de dire que je fais quelque chose d’interdisciplinaire, par exemple. Je crois que je ne fais que du théâtre.

Pouvez-vous présenter un projet qui vous paraît relever de la recherche-création : d’où est-il né ? De la recherche, de la création, d’un interstice ? D’une rencontre ? D’une initiative institutionnelle ?

Le projet La Femme® n’existe pas (qui est une variation par Barbara Métais-Chastanier de La Colonie de Marivaux) est né d’une mise en scène de cette comédie classique par Nada Strancar que j’ai vue en 2011 lors des Journées de juin du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Julie Moulier, l’une des interprètes principales du Théâtre Variable n° 2, y jouait déjà Madame Sorbin. J’ai su d’emblée que j’avais envie de monter ce texte et j’ai aussitôt proposé à Barbara Métais-Chastanier de travailler à le mettre en dialogue avec certains de ses textes. L’idée a d’abord fait face à une certaine résistance chez l’autrice qui, notamment, ne se reconnaissait pas dans la conclusion abrupte et décevante de la pièce de Marivaux : alors qu’elles ont mené une révolte sans précédent pour défendre l’égalité homme-femme, les insurgées rendent soudain les armes et retournent docilement à leurs foyers. Nous avons donc dû nous mettre en recherche pour comprendre à quel endroit chacune pouvait avoir raison (j’ai dû questionner cette violence que je n’avais pas perçue de prime abord et Barbara Métais-Chastanier, l’évidence que j’éprouvais et qui lui échappait) et trouver, à force d’échanges et de remises en question, la voie d’un troisième terme précisément né de cette difficulté initiale. Ce projet est donc né d’une création et de la rencontre afférente avec un texte. Il est aussi né d’un interstice : ce fossé entre l’autrice et moi-même au début du travail. Enfin, il est né d’une initiative institutionnelle car nous avons décidé d’accepter le temps long de cette maturation, laissant la pièce en jachère plusieurs années, jusqu’à ce qu’Yves Beaunesne, directeur de la Comédie Poitou-Charentes – Centre Dramatique National, me demande quel Marivaux j’avais en tête et soutienne sa création.

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Pendant la période de recherche précédant la création du spectacle La Femme® n’existe pas (2018), la metteuse en scène Keti Irubetagoyena, les interprètes et parfois l’autrice ont participé à plusieurs ateliers : stage d’autodéfense féministe, immersion dans un meeting politique et, ici, initiation au drag king et à la drag queen par la performeuse Louise Deville.
© Keti Irubetagoyena

Quelles résistances rencontrez-vous ou avez-vous rencontrées (institutionnelles, économiques, épistémologiques, artistiques…) ? Pouvez-vous donner un exemple concret ?

Institutionnellement, je rencontre de moins en moins de résistances. J’ai bien senti, à un moment donné, que l’étiquette « ENS + recherche-création » pouvait effrayer, à tort ou à raison, qu’il s’agisse de journalistes, de directeur·trice·s ou encore d’artistes. J’ai donc travaillé à préciser notre démarche afin de la rendre la plus évidente possible dans les outils de diffusion du Théâtre Variable n° 2 – ce qui fut aussi un moyen de la clarifier pour moi-même, d’en dessiner plus nettement les lignes de force. Paradoxalement, plus j’ai affirmé l’orientation recherche-création de mon travail, plus tout s’est simplifié. S’agissant des résistances artistiques, la question se pose du point de vue du temps : quand on est dans une réelle dynamique de recherche, ça n’en finit jamais. Il est difficile d’arrêter les propositions scéniques, de figer les discours… Cela demande de travailler avec des interprètes qui sont ouvert·e·s à cette mobilité. Mais cela peut devenir compliqué, y compris intimement : la recherche-création s’impose de façon quotidienne, donc obsessionnelle. Adopter une posture de recherche, c’est accepter d’être en travail tout le temps. Notre marotte actuelle au Théâtre Variable n° 2, c’est la question des dominations. Or, elle est partout : dans le métro, dans les discussions qui ont cours lors d’un dîner, dans les livres et les articles que nous pouvons lire et échanger, dans les scènes auxquelles chacun·e assiste. Tout devient matière, à un moment. C’est passionnant, mais c’est aussi épuisant ! économiquement parlant, enfin, les résistances sont assez évidentes : il n’est pas du tout réaliste de suivre de tels processus de travail à l’heure actuelle. Heureusement, il existe quelques rares dispositifs, comme le FSIR d’Arcadi (Fonds de Soutien à l’Initiative et à la Recherche) qui, l’an passé, nous a notamment permis de financer deux semaines de recherche pure sur la question du transgenre avec les interprètes de La Femme® n’existe pas.

Comment décririez-vous les relations entre lieux dédiés à la recherche, lieux dédiés à la formation et lieux dédiés à la création ?

Je crois que je ne saurais pas répondre à cette question qui, à mon sens, de là où je parle, demanderait une étude au cas par cas.

Habituellement, les travaux de recherche et les œuvres artistiques ne créent pas les mêmes objets et ne partagent pas les mêmes modes de diffusion. Dans quelle mesure, selon vous, la recherche-création permet-elle de former des objets hybrides ? Le cas échéant, quels changements en termes de diffusion ces objets impulsent-ils ?

Cette question se pose vraisemblablement avec plus de force à des artistes dont la matière documentaire est présente au plateau car cela crée des spectacles hybrides, effectivement, souvent très intéressants. Chez nous, la matière documentaire sert à nourrir l’équipe artistique mais elle disparaît complètement dans ou sous la fiction théâtrale. L’hybridité se retrouve davantage dans les propositions pédagogiques et scientifiques qui construisent, autour des spectacles, les cycles que nous menons : ces « à-côtés » un peu spécifiques, propres à notre démarche.

À votre avis, que manque-t-il encore à la recherche-création en France ? Avez-vous connaissance d’autres modèles sur le plan international et dans quelle mesure vous semblent-ils transposables dans le contexte français ?

Encore une fois, les artistes engagé·e·s dans une démarche de théâtre documentaire sont sans doute plus confronté·e·s à ces questions. À mon échelle, j’ai l’impression qu’il reste de nombreuses choses à imaginer, à créer et à développer entre les lieux de création, les écoles d’art et les universités ou, plus généralement, les établissements d’enseignement supérieur. Lorsqu’elle m’a accueillie comme artiste associée, la Comédie Poitou-Charentes m’a généreusement donné carte blanche sur le plan de l’action culturelle et artistique en Nouvelle Aquitaine, ce que je vais honorer en travaillant notamment avec l’Université de Poitiers. Cela me permettra de travailler à densifier les liens qui existent déjà entre l’université et le Centre Dramatique National mais aussi de nourrir cette collaboration, dans le travail avec les étudiants, des perspectives de recherche-création telles qu’expérimentées au sein du Théâtre Variable n° 2. J’aimerais que d’autres lieux soient plus curieux de cette compétence qu’on peut avoir à organiser des débats d’idées, à inviter des spécialistes parce qu’on les a rencontré·e·s au cours de nos recherches, à diriger des lectures problématisées, etc. C’est le type de rendez-vous que Johnny Lebigot a expérimenté de façon très heureuse à L’Échangeur – Bagnolet dans le cadre de la « Fabrique des regards », par exemple. Souvent, les lieux demandent aux équipes artistiques qu’ils accueillent de travailler en particulier à l’adresse des collèges et des lycées. J’aime beaucoup ça et c’est fondamental (nous le faisons chaque année au sein du Théâtre Variable n° 2), mais ils nous demandent alors de faire ce qu’ils font déjà avec d’autres compagnies. Je crois que les artistes qui travaillent en recherche-création peuvent se nourrir des savoirs et compétences qu’ils développent pour s’adresser aussi à d’autres publics (étudiants, associations) et inventer de nouvelles façons de réunir les spectateurs de manière transgénérationnelle sur les questions qu’ils traversent.

 

 

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