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Dispositifs et situations d’écoutes architecturales

Introduction


 

© Stéphane Marin

 

Depuis ma rencontre avec les arts en espaces publics en 2003, je n’ai jamais eu à regretter le fait que ma pratique sonore se soit soudainement retrouvée à la rue, ou tout du moins, hors les murs. Et pour cause, composer pour, dans et avec des lieux publics, « La Rue », des espaces naturels ou libres[1], tous ces endroits non-dédiés à la représentation, et ce, à l’attention de tous les publics, a toujours sonné juste à mes oreilles. Artiste déplaçant son studio nomade au cœur de l’agora, telle une jarre ou un tonneau, afin de prendre le pouls, la pulse, la tonalité de la cité ; ou bien ouvrant ses micros au bord d’une mare temporaire dans l’espoir de fixer la grande parade nuptiale batracienne annuelle ; ou bien encore, invitant un groupe hétérogène à venir ausculter un fleuve, à l’ombre des ramiers, en longeant le chemin de halage. Oui, mon parcours, ou plutôt ma dérive sonore, s’accomplit depuis maintenant vingt ans dans l’agitation et l’imprévisibilité du dehors. Oui, ce nomadisme auriculaire, ces écoutes buissonnières sont un plaisir, une joie, voire une opportunité, cette si tentante tentative d’être au monde en l’écoutant, créativement.

À n’en pas douter, ces pratiques de la prise de son de terrain (field recording) et de son écriture[2] (phonographie) s’exercent, presque par définition, en dehors du studio d’enregistrement. Mais, si l’on considère plus spécifiquement le cadre de leur partage avec les publics, rien ne les prédispose en soi, à prendre la direction de créations contextuelles[3] en réponse aux spécificités des lieux, plutôt que d’être partagées sous la forme d’albums, de formes concertantes ou d’installations. Pour ce qui me concerne, depuis la création de ma compagnie Espaces Sonores en 2008[4], je n’ai eu de cesse d’imaginer et de concevoir des cadres d’expériences d’écoutes partagées in situ au moyen d’un certain nombre de dispositifs (techniques) et de rituels (dispositifs protocolaires sociaux).

Cela ne m’a toutefois pas empêché, dès 2016, de désirer retourner dedans, revenir à l’intérieur, afin de venir écouter « la Boîte »[5], entendre ici : un lieu clos, une architecture. Avec l’envie, ici, de venir écouter ce bâti comme on pourrait avoir envie d’écouter cette rivière, cette rue ou cette forêt. L’ausculter tout comme on ausculterait un environnement extérieur, avec des murs en plus ! Avec la curiosité de venir y tester l’ensemble des dispositifs et rituels explorés préalablement hors les murs, voir s’ils sont toujours opératoires à l’intérieur, dans les murs, et aussi avec la curiosité, l’envie et l’espoir, d’y expérimenter de nouveaux cadres, stratégies et situations d’écoutes. Envie de s’y installer. Envie de la performer. Envie de jouer avec. Et, bien entendu, envie d’inviter des auditeurs et des auditrices à partager une expérience sensible dynamique au contact de cette architecture.

Le méta-dispositif né de ces multiples envies, « )) archi_teXtures sonores (( », propose d’ausculter tout type d’espace architectural afin d’en partager une expérience collective d’écoutes aux frontières de la performance sonore, de l’installation et de la marche d’écoute[6]. Le public est invité à parcourir le lieu selon diverses modalités d’écoutes en vue d’une réappropriation sensible des espaces via des expériences révélant une architecture audible[7].

« )) archi_teXtures sonores (( » a connu trois temps de recherche-création afin d’inventer des échos formels aux échelles et aux usages spécifiques de chaque lieu. Après une ancienne fermette en briques toulousaines transformée en immaculé Centre d’Art communal (Maison Salvan, Labège, 2017), les vastes espaces industriels, béton brut et tôles, de l’Usine (CNAREP, Tournefeuille, 2018), nous avons enfin mis en écoute le théâtre à l’italienne de Montbéliard et ses coulisses sonores, à l’invitation de MA scène nationale en 2021. Nous tenterons, aux bordures de cet écrit, d’évoquer comment chaque espace dans sa singularité nécessite une réponse contextuelle spécifique, des dispositifs d’attention[8] dédiés, des rituels d’écoutes renouvelés.

Nous aimerions au préalable donner à entendre ce qui sonne dans – et prête dès lors à tendre les deux oreilles vers – ces espaces architecturaux a priori silencieux, que ce soit le bâti ou ce(ux) qui l’habite(nt), le traverse(nt), le met(tent) en résonance, et aussi évoquer cette écoute traversante tournée vers un dehors, ou tout au moins un par-delà les murs. Puis nous nous demanderons rapidement quels sont les outils à solliciter pour mener à bien cette enquête auriculaire, que cela soit à oreilles nues, ou bien à l’aide d’un certain nombre de raffinements technologiques liés à l’amplification et à la transduction du son. Enfin nous terminerons, comme nous l’évoquions précédemment, par un inventaire de nos dispositifs auscultatoires et autres rituels auriculaires en vue du partage sensible de ces espaces avec les publics.

 

© Nathalie Dona

 

 

Notes

[1] Voir « Manifeste pour un art sonore en espace libre. L’art sonore en espace public », Rue de la folie : bulletin trimestriel des arts de la rue, n° 9, 2000, p. 34 : « L’espace libre […] apparaît comme le lieu le plus propice à l’invention d’un nouvel art sonore. […] La prise en compte de l’espace comme paramètre d’une œuvre, et l’importance donnée au contexte d’écoute ouvre un champ d’innovation à peine exploré. »

[2] Voir Alexandre Galand, Field recording. L’usage sonore du monde en 100 albums, Marseille, Le Mot et le reste, coll. Formes, 2012, p. 63 : « L’écoute sur le terrain est bien entendu une étape primordiale dans tout processus de composition. […] L’artiste en train d’enregistrer sur le terrain est donc déjà en travail de composition. Le terrain est son premier studio. »

[3] Voir Paul Ardenne, Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002, p. 12-17 : « Un art dit “contextuel” opte […] pour la mise en rapport directe de l’œuvre et de la réalité, sans intermédiaire […]. L’artiste “contextuel” choisit d’investir la réalité d’une façon événementielle. […] Son pari : faire valoir le potentiel critique et esthétique de pratiques artistiques plus portées à la présentation qu’à la représentation […]. Le ‘‘contexte’’ […] désigne pour sa part l’‘‘ensemble des circonstances qui sont elles-mêmes en situation d’interaction’’ (le ‘‘contexte’’, étymologiquement, c’est l’‘‘assemblage’’, du bas latin contextus, de contextere, ‘‘tisser avec’’). Un art dit ‘‘contextuel’’ regroupe toutes les créations qui s’ancrent dans les circonstances et se révèlent soucieuses de ‘‘tisser avec’’ la réalité. »

[4] Voir le site de la compagnie Espaces Sonores.

[5] Reyner Banham, « A Home is not a House », Art in America, avril 1965, p. 84, cité par Carlotta Daró, Avant-gardes sonores en architecture, Dijon, Les presses du réel, 2013, p. 104 : « Wright ne plaisantait pas lorsqu’il parlait de “détruire la boîte”. »

[6] Voir Max Neuhaus, Les pianos ne poussent pas sur les arbres, trad. Marie Verry, textes réunis et présentés par Danielle Balit et Matthieu Saladin, Dijon, Les presses du réel, 2019, p. 135 : « Je cherchai [dans Listen] peu à peu à aller plus loin [que Cage]. Pourquoi restreindre l’écoute à la salle de concert ? Au lieu d’amener ces sons dans la salle, pourquoi ne pas tout simplement emmener le public dehors pour une mise en situation ? »

[7] Je fais référence à Jez Riley French dont les phonographies de « silences audibles » architecturaux ont beaucoup nourri mon écoute. Voir le site de Jez Riley French.

[8] Voir Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 2019, p. 180-181 : « Faire un territoire, c’est composer avec des puissances […], c’est créer des modes d’attention, c’est plus précisément instaurer de nouveaux régimes d’attention. […] Bref, s’arrêter, écouter, écouter encore […]. »

 

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