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Dispositifs et situations d’écoutes architecturales

Mise en écoute d’un lieu :
auscultation d’un autre corps sonore


 

 

« Écoutez un édifice vide de tout homme.
Il respire, il a sa propre vie.

Le parquet, les poutres craquent,
les radiateurs craquètent,
les chaudières grognent. »

Raymond Murray Schafer
Le Paysage sonore, 1977

 

 

Mais qu’est-ce qui peut bien sonner ici, concrètement ? Qu’est-ce qui va se donner, qu’est-ce qu’on va nous donner à entendre in situ ? Qu’est-ce qu’on peut bien chercher à écouter dans une architecture, qui puisse susciter un intérêt auriculaire et phonographique partageable par tout un chacun, au-delà d’une sphère constituée de trois audiopathes en manque de subtilités soniques, de deux architectes très curieux et pas trop sourds[1], et, bien entendu, du voisin du dessus ?!

Pour le dire vite, une architecture offre toujours des environnements sonores riches et complexes aux oreilles curieuses. C’est un réseau d’espaces liés les uns aux autres, connectés vibratoirement, à travers des matériaux, avec un certain nombre d’habitants, légitimes ou clandestins, invités à résidence ou furtifs (vivants), corps mouvants qui mettent en branle le bâti, en résonance les acoustiques. Ce sont aussi ces flux et ces fluides, ces courants et ces ondes (vibrants), tout un microcosme élémentaire qui donne une vitalité rhizomatique au corps du lieu.

 

Faire écouter ceci :
le bâti, la structure (squelette/ossature)

 

© Stéphane Marin

 

À première ouïe, écouter une architecture, c’est avant tout, très prosaïquement, écouter des acoustiques. En effet, chaque boîte architecturale – faite de murs et remplie d’air, par le jeu des réflexions des ondes sonores, leur absorption ou diffraction par les matériaux qui la composent et/ou la recouvrent – offre à l’écoute sa propre acoustique. Ce fond d’air, cette ambiance, cette signature sonore singulière nous fait instinctivement savoir que nous sommes ici, et pas ailleurs. Les parois de la boîte – pour autant qu’elle ne soit pas sourde[2] – sont comme des miroirs déformants du son. Ici, tout particulièrement dans un lieu clos, toute source sonore se teinte, pour ainsi dire, du lieu. Elle s’en imbibe temporairement comme d’une aura sonore. En retour, le lieu entre en résonance (et/ou en réverbération[3]) au gré de l’intensité et du spectre fréquentiel de la source sonore. Et c’est cet échange qui peut déjà, ici, aiguiser notre attention. Toute présence sonore, colorée, patinée par le jeu des réverbérations, est déjà, en soi, digne d’intérêt.

 

« Fonds d’airs »

 

Nous évoquerons un peu plus tard comment l’écoute tournée vers les murs, vers toute cloison peut s’avérer devenir une écoute à travers ceux-ci. De la même manière, nous reviendrons plus en détail sur ce contact avec les forces élémentaires (dont la fonction première de la coque architecturale[4] est de nous protéger), auquel murs et toits sont étroitement tenus. Profitons aussi de cette parenthèse pour évoquer un dispositif singulier dont nous faisons usage dans ce projet : le résonateur-excitateur, qui transforme toute paroi en caisse de résonance, membrane, surface de projection sonore, capable de teinter le son diffusé à travers cette paroi de la « couleur » des matériaux conducteurs.

 

© Stéphane Marin

 

Porteurs du double rôle de séparer et de relier, de fermer l’espace ou de l’ouvrir, les portes et les fenêtres permettent des coupures instantanées ou des dévoilements dans la durée sur un ailleurs, voire un dehors. Considérés comme des objets sonores, le grincement des huisseries, le cliquetis des loquets ou le claquement des volets offrent toute une panoplie de curiosités auriculaires autonomes pouvant aussi, par ailleurs, être associées, être agrégées, dans le but de définir l’identité sonore d’un lieu.

Les sols (et leurs pendants, les plafonds) ont quant à eux ce rôle tout particulier d’être les marqueurs, les reflets de la présence de ceux qui les arpentent. Les différents types de pas viennent ici imprimer leurs rythmes, leur lourdeur ou leur légèreté, tout en dévoilant les matériaux dont sont faits ou recouverts les planchers. En retour, les sols (pour les uns, et les plafonds pour les autres…) le leur rendent bien : les parquets grincent, et les plafonds sont parfois ces peaux de djembé tendues au-dessus de nos têtes, ou là, juste entre nos deux oreilles.

Les escaliers – et, d’une autre manière, les ascenseurs –, ces lieux de passage, ces entre-deux, sont une zone de lien et de transit entre deux espaces (tout comme le sont les couloirs). Ils offrent toute une palette de nuances dans le mixage des sources en provenance des lieux qu’ils relient. Ce mixage se fera de manière plus ou moins dynamique selon la vitesse et la position de l’auditeur. Là où couloirs, portes et fenêtres relient les espaces horizontalement, les escaliers, ouvertures poreuses avec le dessous ou le dessus, introduisent la dimension de la verticalité, les sensations, l’expérience et, pourquoi pas, les vertiges auditifs qui lui sont liés.

Le plafond n’est pas un mur parmi les autres, un « mur du dessus », comme nous aurions pu trop rapidement le penser. Les architectes le définissent plutôt comme un plancher. Il offre une surface sur laquelle s’effectuent les réflexions verticales avec son partenaire de ping-pong acoustique, le sol, et finit de délimiter la dernière dimension de l’écoute : l’élévation. Couvercle de notre boîte, c’est lui qui ferme la caisse de résonance propice à la finalisation de sa signature acoustique. Le toit, les combles – et parfois les conduits de poêle ou de cheminée – seront quant à eux particulièrement propices à rendre compte de la dynamique élémentaire (météorologique) d’un dehors jamais très loin.

 

« Balcon-plafond »

 

Faire écouter ce(ux)-là :
l’habité, lieu de vie et de présences (cœur)

 

 

« Les lieux dans lesquels sont produits les sons
ne sont pas neutres ; s’ils sont des résonateurs qui marquent la matière, ils sont aussi des lieux sociaux, et leur degré de silence ou la nature de leur bruit de fond exprime une particularité sociale, du calme à la surcharge, à la violence. »

Daniel Deshays
Pour une écriture du son, 2006

 

Après avoir écouté les différents espaces du lieu, en ayant appréhendé l’ossature de ce corps sonore architectural, il s’agit désormais de porter à nos oreilles les présences passées désormais absentes et ces bien-présentes présences-là, ici et maintenant. Et pour cause, qu’elles aient été fixées sur support ou soient actuellement en interaction avec l’espace sonore, ces corps font de l’habitat un habité.

Concernant les présences-absences passées, nos microphones ont été parfois là pour en témoigner, en en conservant des traces indélébiles, fixées. Projeter, à nouveau, ces traces, dans le lieu même de leur captation, permet de rendre présents les absents, de convoquer des entités fantomatiques purement sonores, et de redonner à entendre le lieu selon des usages triviaux, oubliés, voire insoupçonnés. En quêtant ces présences, nous ne nous limitons évidemment pas uniquement à celles des humains. Nous « pistons »[5] aussi ici des non-humains (insectes, oiseaux, petits rongeurs…) au sein d’une indistincte catégorie : les vivants. Il nous est ainsi arrivé de surprendre, à travers le tuyau d’évacuation du condensat d’un chauffe-eau, un pigeon qui venait s’y abreuver régulièrement dehors ! Ceci dit, notre projet n’étant pas dédié à une étude anthropologique de l’identité sonore d’un lieu au regard de ses usage(r)s, ni à un inventaire naturaliste des espèces présentes dans tel ou tel lieu, c’est donc bien moins la compréhension, l’analyse, l’identification (voire la sauvegarde) de ces vivants[6] que leur répercussion audible dans le lieu en tant que présence, énergie, dramaturgie, qui anime notre captation, puis sa restitution. Nulle portée documentaire, scientifique ou naturaliste ici, mais néanmoins, une grande attention. Ce qui nous intéresse dans le cadre strict de ce projet est la perception du lieu comme espace de rencontres audibles[7] avec des corps sonores (indistinctement, vivants et vibrants), qui offrent de nouvelles potentialités d’écoute d’un espace rendu dynamique par leurs mouvements. Enfin, la spatialisation de ces présences peut aussi permettre de redessiner l’architecture selon d’autres perspectives, un nouveau plan, sonore(s).

Pour ce qui concerne les présences contemporaines dans le lieu – celles qui sont ensemble ici et là, maintenant : le public, vous et moi –, toutes les sonorités involontaires de nos déplacements, tout ce qui fait que nos corps, même dans leur plus grande discrétion, font irruption dans l’acoustique des lieux, toutes ces présences sonores fortuites particulièrement audibles pendant les temps de déambulation, sont impérativement à prendre en compte dans l’écriture sonore globale du projet.

Enfin, ce sont aussi les allées et venues du performeur au cœur du dispositif qui sont données à entendre. Outre ses pas, c’est possiblement tout un panel d’actions liées aux usages des lieux, ou leur mise en tension, ou bien encore leur jeu plus musical qui viendra enrichir l’instrumentarium natif, déjà-là, du lieu : sans que rien ne nous oblige, a priori, d’en jouer exhaustivement.

 

« Passages »

 

Faire écouter cela :
les vibrants et leur vitalité élémentaire (sang/air/bile/lymphe)

 

Une autre manière de mettre un lieu en écoute est de concentrer son attention sur ses manifestations élémentaires. Comme nous l’avons déjà évoqué, notre boîte est construite autour de cette relation (plus ou moins) étroite entre un espace (air) et de la matière (terre). Cette matière est dans le cadre architectural celle des matériaux qui colorent en retour, suite à leur contact, les ondes aériennes sous la forme audible de traces acoustiques. Par ailleurs, en les sondant, parfois percussivement, les matériaux a priori les plus inertes peuvent alors, eux aussi, devenir sonores.

C’est encore tout un rhizome de flux et de fluides (eau – air – gaz) qui traversent notre bâtiment comme le sang dans les veines. Réseaux de conduites et de tuyauteries : ça glougloute ou ça siffle, ça débite ou ça crachote ! La baignoire qui se vide offre de baroques et hoquetants concertos aquatiques, comme il y a des chasses d’eau qui sont torrentielles ! Vides, ces conduits offrent, à l’oreille collée ou au micro inséré, des résonances et réverbérations internes inouïes, ou bien aussi des longues-ouïes tournées vers un ailleurs, un dehors. Quant aux ouvertures (portes et fenêtres), ne sont-elles pas les plus propices à jouer avec l’air et ses courants ?

 

« Courant d’air »

 

Dans les cheminées, les poêles, les chauffe-eau, s’allument des flammes, s’entretient le feu. Mêlé à l’eau, il s’en va faire chanter les radiateurs, remplir des baignoires pleines de résonances. Mêlé à l’air, l’hiver venu, il fait vrombir les pompes à chaleur. Dans notre contexte architectural, cette poétique sonore élémentaire est la plupart du temps liée à l’énergie des machines. Ce sont elles qui font trembler les parois, qui propulsent les fluides, qui aspirent l’air, qui déclenchent la flamme : ici est donné à ouïr le monde infini des vibrants. À leur propos, n’oublions pas de citer une de leurs manifestations les plus subtiles, liée à l’énergie électrique : la modulation inaudible des champs électromagnétiques, qui, après transduction, donne à entendre un (possible) cinquième élément (?) : l’éther.

 

© Stéphane Marin

 

L’écoute « à travers » :
architecture poreuse (peau/membrane)

 

Que ce soient les murs ou le toit, toute cloison qui sépare le dedans du dehors est aussi cette frontière qui relie l’intérieur à l’extérieur. De la qualité de l’étanchéité entre ces deux mondes dépend le confort acoustique supposé des habitants : mais plus celle-ci est importante, plus les sons de l’intérieur seront perceptibles (voire envahissants), et inversement, plus la cloison se montrera poreuse et plus l’environnement extérieur se donnera à entendre. Ainsi, que ce soit par une coupure radicale avec ce dernier ou par son écoute filtrée, c’est tout le jeu d’une écoute à travers qui se donne à explorer ici. « Organe-obstacle »[8] au sens où l’entendait Jankélévitch, la coque architecturale nous isole tout en concertant avec l’environnement sonore périphérique. Ainsi écouter une architecture, c’est toujours écouter dans les murs et au-delà des murs : car si on leur prête parfois des oreilles, c’est sans doute aussi parce que nous désirons secrètement y coller les nôtres ?!

Évoquons à nouveau l’écoute élémentaire, mais cette fois-ci toute tournée vers l’environnement extérieur. L’enveloppe, la coqu(ill)e du bâti est en effet en prise directe, en réaction avec les éléments climatiques. Retentissante[9], face aux secousses et tremblements (de terre) : ça grince, ça martèle ; contre vents et tempêtes (air) : ça souffle, ça siffle ; du goutte à goutte de la pluie jusqu’aux coulées des inondations (eau) : ça glou et ça gloute, ça plic et ça ploc ; enfin, sous la piqûre insistante du soleil, ou, horreur ! dans les flammes de l’incendie (feu) : ça craquelle, ça crépite…

 

« Tôles en stock »

 

Notes

[1] Voir Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore. Le monde comme musique, trad. Sylvette Gleize, Marseille, Éditions Wildproject, coll. Domaine sauvage, 2010, p. 319 : « L’architecte d’aujourd’hui travaille pour des sourds. Il a lui-même les oreilles bouchées. »

[2] Nous pensons évidemment ici à la chambre anéchoïque, et tout particulièrement à l’expérience d’écoute qu’y réalisa John Cage en 1951 : « Quand j’entrai, donc, dans cette chambre anéchoïde, je m’attendais réellement à ne rien entendre. Sans avoir songé à ce que cela pourrait être, de ne rien entendre. » (John Cage, Pour les oiseaux. Entretiens avec Daniel Charles, Paris, Pierre Belfond, coll. Bâtisseurs du 20e siècle, 1976, p. 110.)

[3] Voir Jean-François Augoyard et Henry Torgue, À l’écoute de lenvironnement sonore. Répertoire des effets sonores, Marseille, Éditions Parenthèses, coll. Habitat/Ressources, 1995, p. 110 et p. 120 : « Résonance : Mise en vibration par voie aérienne ou solidienne d’un élément solide » ; « Réverbération : Effet de propagation par lequel les sons perdurent après l’arrêt de l’émission. Au signal direct s’ajoutent les réflexions du son contre les surfaces de l’espace environnant. »

[4] Voir Reyner Banham, « A Home is not a House », art. cité, p. 103.

[5] Voir Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, 2018, p. 142 : « Si l’on désarticule […] le pistage de l’acte de prédation, il devient désormais une certaine forme d’attention. »

[6] Et ce malgré le fait que ces sujets – et un certain nombre d’enjeux sociologiques, politiques ou environnementaux qui s’y réfèrent – puissent être passionnants, fondamentaux ou vitaux !

[7] Voir Baptiste Morizot, Sur la piste animale, op. cit., p. 143. « Si l’aménagement immatériel du territoire par les vivants, ce sont les habitudes, alors le problème politique devient de composer avec des habitudes dans des habitats entrelacés et superposés. »

[8] Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion, p. 144-200.

[9] Voir Marie-Pierre Lassus, Gaston Bachelard musicien. Une philosophie des silences et des timbres, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, p. 154 : « Bachelard se réfère au monde des sons, dont la propriété est de ‘‘retentir’’, pour définir le contact vital avec la réalité qui relie le dedans et le dehors et renforcer la relation. » L’ouvrage a été réédité en ligne sur OpenEdition Books en 2020.

 

 

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