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Dispositifs et situations d’écoutes architecturales

Mise en écoute d’un lieu
dans le cadre de son partage in situ


 

Comme vous l’aurez compris, il ne s’agit pas dans ce projet de révéler « le Génie » ou « l’Esprit du Lieu », mais bien de faire entendre « le corps » du lieu, de ce lieu ! De le rendre palpable, audible, concrètement, via différentes expériences d’écoutes in situ, de le rendre viable, habitable autrement, via des situations d’écoutes. Mais avant de déployer les multiples rituels et dispositifs mis en jeu, il nous reste à évoquer succinctement les étapes, ainsi que quelques outils, auxquels nous aurons recours afin d’écouter, monitorer, enregistrer un lieu : ce corps sonore fait de murs et de flux.

 

© Stéphane Marin

 

Écoute à oreilles nues (bio)

 

Nous savons désormais un peu plus précisément ce qui peut se donner à entendre au sein d’un bâti. Mais, à vrai dire, comment vais-je, dès à présent, l’écouter dans le but de partager cette écoute, à l’avenir, avec les publics sur site ?

Dans un premier temps, c’est en présence, ici et maintenant, que je vais me mettre à l’écoute, en écoute. Malgré toutes les ressources analytiques offertes par une écoute spécialiste, c’est avant tout à travers une écoute consciente que je vais commencer par rencontrer le lieu. Après avoir réintégré mon écoute via une rapide écoute flottante (non-intentionnelle), je vais pouvoir tourner plus intentionnellement mes oreilles (écoute phénoménologique) vers les différents espaces sonores du lieu. Que ce soit en l’arpentant ou en marquant des pauses, dans cette alternance de points d’écoutes dynamiques[1] et statiques, ce sera par des allers-retours entre une écoute immersive, holistique, embrassant la globalité sonore du lieu, et une écoute plus analytique et attachée aux moindres détails, à la moindre différence de pression dans l’air, à la durée d’atténuation de telle fréquence dans la réverbération de telle pièce. Prendre conscience que ce lieu est à la fois le contenu de mon écoute et son contenant, puis l’écouter comme contenu et contenant. Par le biais de cette expérience d’emboîtement, d’« inclusion », nous sommes amenés à prendre conscience de la profondeur et de l’« épaisseur »[2] de l’espace sonore. Pour nous mettre « au chevet de l’espace »[3], nous aurons aussi besoin de patience. Celle de nous arrêter pour écouter les « Presque-rien »[4] d’une acoustique afin d’y déceler l’infinité des nuances de son « silence » (tout au moins de son fond d’air…), autant que celle de nous abandonner à l’appréciation des infimes modulations du « bruit » d’une machinerie. Enfin, à l’issue de cette auscultation, il sera temps de développer une écoute plus esthétisante, disons : compositrice. Cette écoute intentionnelle tendue vers le lieu à travers les enjeux du projet final, va pouvoir commencer à (se) fixer des limites : définir les premiers cadres d’écoutes, telles des frontières encore floues, mais révélatrices d’une forme en devenir. Ce sont toutes ces modalités d’attention au lieu que nous allons tenter de mettre en jeu (et par la suite en commun) à partir de l’élaboration de notre stratégie de mise en partage. Puis, à son tour, le public sera invité à composer sa propre écoute lors d’allers-retours entre écoute de l’environnement sonore in vivo et expérimentation de ces dispositifs d’écoutes in situ.

 

Écoute amplifiée / monitoring (techno)

 

Il nous reste à donner à cette auscultation du lieu d’autres perspectives via l’écoute amplifiée. En effet, ce monitoring de l’environnement sonore, au moyen d’artefacts et de prothèses, va nous permettre de terminer de faire connaissance avec l’environnement sonore aussi bien tonitruant que discret, audible qu’inaudible, tout en nous mettant en contact avec d’autres couches du « réel », d’autres espaces (parfois invisibles) de l’environnement. Les microphones vont, en recourant ou non à l’enregistrement, nous aider à écouter autrement. Que ce soit en nous offrant de « Grandes Oreilles », en nous révélant des détails insoupçonnés, une autre définition fréquentielle des phénomènes sonores, en réduisant les distances ou en offrant de puissants zooms afin d’opérer des changements d’échelle, les microphones (et toute la chaîne électroacoustique) nous offrent l’opportunité d’un autre rapport au monde. Ils accroissent notre perception auditive en lui ouvrant de nouvelles perspectives. Cet empouvoirement est à entendre comme un nouveau mode de connexion au monde : un nouveau dispositif d’attention. Il décuple les possibilités offertes à nos oreilles bio en ouvrant de nouveaux champs d’exploration, d’enquête et de pistage[5]. Désormais, avec de versatiles mini-microphones (par exemple le DPA 4060 ou le LOM Micro Usi), nous pouvons glisser nos oreilles dans des interstices inouïs : tuyaux, fissures, fentes d’aération…

Tournés vers les murs, installés dans un coin de la pièce, ou éloignés de quelques millimètres d’une surface, les placements non-conventionnels des micros révèlent des réflexions inédites. Collés ou aimantés directement sur la surface des matériaux, ou bien immergés dans différents fluides ou flux, les micros de contact (ou bien encore les accéléromètres, comme le LOM Geofón) et les hydrophones (comme l’Aquarian H2a) nous plongent littéralement les oreilles au cœur des phénomènes vibratoires.

 

« Contact colimaçon »

 

© Stéphane Marin

 

Ces immersions sonores révèlent les insoupçonnables résonances de différents matériaux qui peuvent aussi dévoiler les interactions de différentes espèces, de différents espaces et de corps sonores rendus audibles à travers elles. Enfin, l’écoute éthérée que procurent les bobines des capteurs de champs électromagnétiques (par exemple, le LOM Electroslutsh) ainsi que les détecteurs d’ultrasons (par exemple, le Pettersson D200) nous offre une nouvelle palette de sensations sonores. Tout cet instrumentarium « ouvre les portes de nos perceptions » à des couches invisibles de nos environnements. Nous ne manquerons aucune occasion de partager ces ouvertures inouïes, avec tous les publics, au cœur de nos dispositifs.

 

« Poursuites »

 

© Stéphane Marin

 

Fixer l’écoute (amplifiée) en vue de composer l’écoute (in situ)

 

À travers ces expériences d’écoutes variées et exigeantes, nous avons acquis une connaissance plus fine et nuancée des espaces de ce microcosme sonore qu’est, in fine, un bâti. Nous avons désormais commencé à rencontrer ce lieu. Nous l’avons arpenté en long en large et en travers ; nous y avons patiemment écouté le moindre recoin ; nous lui avons accordé toute notre attention ; nous nous (y) sommes familiarisés ; nous (y) sommes attachés ; nous commençons donc à pouvoir prétendre (l’)habiter, nous approprier à lui[6]. Et cette appropriation qui ne sera jamais une possession est, en propre, celle de l’enregistrement, et de son écriture : la phonographie.

Bien entendu, il ne s’agit pas simplement ici d’appuyer négligemment sur record dans le but de « carotter » un bout de « réel », de « capter » un son, un instant. Il s’agit bien plus de composer son enregistrement, aussi rigoureusement que l’on a composé son écoute. Loin de nous la naïveté de penser pouvoir fixer celle-ci dans sa nudité. Mais, en revanche, avoir l’assurance de pouvoir fixer cette écoute amplifiée, rendue possible par les technologies que nous avons évoquées précédemment. Il s’agit désormais, après cette phase de monitoring, d’établir une stratégie artistique au regard (mais surtout à l’écoute) des matériaux collectés ou susceptibles de l’être. Mettre en place des solutions d’enregistrement fidèles au point d’ouïe (penser ici au point de vue du photographe) que nous voulons construire ici ; qui prennent en compte les qualités spécifiques de l’objet ou de l’espace sonore ciblés que nous voulons mettre en avant ; qui prennent en considération le moment le plus pertinent, la meilleure fenêtre de tir pour effectuer l’enregistrement ; mais surtout ici – à la différence d’autres projets phonographiques non contextuels – de garder à l’idée que cet enregistrement sera toujours en lien avec un dispositif (technologique) de restitution dans le but de créer une expérience d’écoute située (souvent dans l’espace même où a eu lieu l’enregistrement).

Cette stratégie ne doit pas nous empêcher de laisser place à une grande spontanéité, à la rencontre surprise, par jeu et sérendipité, en dérivant[7] à travers le lieu, afin de glaner des matériaux improbables, des expériences nouvelles. Une fois le site quitté, la collecte sera livrée au studio, où l’enquête continuera a posteriori, acousmatiquement, dans le but de déceler de nouvelles traces sonores. En effet, c’est aussi en se séparant de temps en temps de la présence du site, dans une tentative de s’abstraire temporairement de son emprise quasi affective sur notre écoute, en décorrélant les sons fixés de leur source ici dé-référencée, via une écoute réduite[8] et schizophonique[9], que va pouvoir s’opérer une nouvelle représentation du lieu, selon un nouveau plan uniquement sonore, et que de nouvelles empreintes audibles pourront peut-être alors se dévoiler. Aussi n’est-il pas vain, durant la phase de monitoring – où il est néanmoins essentiel de se concentrer avant tout sur l’écoute afin de ne pas se laisser distraire par l’acte d’enregistrer – de conserver des traces sonores du temps d’auscultation. Effectivement, à travers la fixation des espaces dans le temps, au long cours de différentes durées, à travers différents segments temporels, et à différents moments de l’activité du lieu, cette accumulation de couches, de strates et d’indices temporels servira à témoigner des différentes temporalités du lieu, mais pourra également se révéler opportune pour rendre compte de la fugacité voire de l’ir-répétitivité de certains événements…

Nous n’aurons malheureusement pas l’espace, ici, de développer un dernier paragraphe dédié spécifiquement à la phonographie d’un lieu. Nous réserverons à une future publication le soin d’expliciter en détail comment nous abordons la construction d’un point d’ouïe spécifique au contact d’un lieu, d’établir des stratégies de captation contextuelles dédiées (formalisation de l’étape de monitoring), afin de mettre en place sur site des situations de fixation du son créatives via un usage compositionnel des microphones, et ce, à partir du choix précis de leurs placements, voire de leurs déplacements. Cela nous entraînerait aussi, irrémédiablement, sur les chemins de la composition sonore dans la boîte du studio. Vaste programme !… Mais gageons qu’un certain nombre d’indices ont déjà été disséminés jusqu’ici, dans cette publication, afin d’envisager la suite sereinement[10] !

 

 

Notes

[1] Lire à ce sujet la pertinente analyse de Grégoire Chelkoff de l’écoute en mouvement et sa catégorisation en trois modes opératoires, « articulation », « limite », « inclusion », pour « classer et concevoir les situations sous lesquelles on peut analyser et concevoir les relations entre son, espace et mouvement » : Grégoire Chelkoff, « L’espace sonore en action : l’architecture comme instrument phonique », dans Philippe Velu (dir.), Architecture et musique. Espace-Sons-Sociétés, Sampzon, Éditions Delatour, 2015, p. 275-281.

[2] Ibid., p. 277-278 : « Il ne s’agit pas seulement de situer les sons dans l’espace mais de saisir l’épaisseur dans laquelle se déploie tel ou tel environnement, épaisseur dans laquelle nous sommes nous même pris en tant qu’auditeur. »

[3] Paul de Sorbier, « Avec la nature du silence d’un lieu », non daté, site de la Cie Espaces Sonores : « Durant sa résidence, Stéphane Marin se plaça au chevet de l’espace qui l’accueillait. […] Par cette composition “d’infra matières” rendues solidaires, la proposition dialoguait avec les écrits de Junichirô Tanizaki. Tandis que ce dernier pensa avec subtilité́ l’importance du faiblement perceptible dans les espaces, Stéphane Marin témoigna, par le son, de l’“épaisseur de silence” d’un lieu. »

[4] Ce « Presque-rien » est à la croisée des chemins de ceux de Luc Ferrari et à un « Je-ne-sais-quoi » de ceux de Jankélévitch.

[5] Voir Alexandre Galand, « Écouter dans les ruines du capitalisme : enregistrement de terrain et formes de vie », Audimat, n° 10, 2018|2, p. 164 : « Le pistage entretient plus d’un lien avec l’enregistrement de terrain. Il s’agit dans les deux cas d’un art de l’écoute, d’une pratique de l’attention aux signes et aux traces, d’une quête patiente de l’invisible. »

[6] Voir Vinciane Despret, Habiter en oiseau, op. cit., p. 121 : « Selon Souriau, écrit David Lapujade, “posséder ne consiste pas à s’approprier un bien ou un être. L’appropriation concerne, non pas la propriété mais le propre. Le verbe de l’appropriation ne doit pas s’employer à la voix pronominale, mais à la voix active : posséder ce n’est pas s’approprier, mais approprier à… c’est-à-dire faire exister en propre” […]. Ce qui veut dire que l’on est territorialisé autant qu’on territorialise. »

[7] Voir Guy Debord, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, n° 9, nov. 1956, dans Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2006, p. 251 : « Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. »

[8] Michel Chion, Le Son. Ouïr, écouter, observer, Paris, Armand Colin, 1998, p. 180 : « L’écoute réduite est celle qui fait volontairement et artificiellement abstraction de la cause et du sens […] pour s’intéresser au son considéré pour lui-même, dans ses qualités sensibles non seulement de hauteur et rythme, mais aussi de grain, matière, forme, masse et volume. »

[9] Voir Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore, op. cit., p. 141 : « Le préfixe grec schizo signifie ‘‘fendre’’, ‘‘séparer’’ ; phônê pour ‘‘voix’’. La schizophonie est la séparation d’un son original de sa transmission ou de sa reproduction électroacoustique. »

[10] Pour aller plus loin au sujet du field recording et de la phonographie au sein de ma démarche artistique, voir : Stéphane Marin, « Vers une ‘‘belle’’ écoute ? », partie 8 « Field Recording & phoNographie », dans Le désir de belle radio aujourd’hui / le documentaire (coord. Christophe Deleu, Pierre-Marie Héron et Irène Omélianenko), Komodo [en ligne], n° 18, 2022.

 

 

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