# 4 | Climats du théâtre au temps des catastrophes
Penser et décentrer l’anthropo-scène

Avant-propos

© Philippe Squarzoni

© Philippe Squarzoni

 

Depuis quelques années, la catastrophe écologique en cours occupe une partie croissante du champ politique, médiatique, intellectuel et artistique, à mesure que l’urgence est devenue incontournable. Depuis la COP 21 en particulier, et de manière frappante depuis quelques mois avec l’essor de deux mouvements internationaux de générations différentes, la mobilisation de lycéens pour le climat et le mouvement « Extinction Rebellion », cette question préoccupe bien au-delà du cercle des spécialistes et des militants. En France comme ailleurs, les mondes de l’art se font l’écho de ces préoccupations, et on ne compte plus aujourd’hui le nombre d’œuvres artistiques, scéniques notamment, qui traitent des bouleversements climatiques et plus largement des rapports entre les humains et le monde qu’ils habitent. Dans ce foisonnement d’œuvres qui accompagnent, précèdent ou réagissent à ce vaste mouvement[1], le théâtre occupe une place singulière qu’il nous faut interroger.

Par rapport aux récits d’alerte présents dans d’autres champs (en science, en philosophie, au cinéma), le théâtre problématise d’emblée l’inefficacité de l’alerte. Il la reformule et en teste l’impuissance. Il rejoue le mécanisme de l’adresse sans résultat. Il creuse l’abîme entre les paroles et les actes. Il met en scène le désespoir d’une parole non suivie d’action. De fait, les œuvres qui abordent ces thématiques ne sont pas le fait d’« artivistes » de la cause écologique et la réception dont elles bénéficient ne les relègue pas au rang de spectacles didactiques et militants. Parmi les spectacles marquants et remarqués de la saison 2018-2019, on peut citer ainsi Arctique de Anne-Cécile Vandalem (création 2018), Les Tourmentes de Sylvain Creuzevault et La Vase de Pierre Meunier (création 2017). Le premier, qui se veut une « comédie futuriste », situe l’action dans un avenir tout proche, un presque présent pour nous confronter aux conséquences désastreuses du réchauffement climatique pour l’organisation des sociétés humaines. Le second, inspiré entre autres de Construire un feu de Jack London, confronte des humains à des espaces naturels hostiles dans une série de spectacles pensés comme des « natures vives », par opposition aux natures mortes. Le troisième spectacle est le fait d’un artiste qui mène depuis des années un travail de longue haleine sur le monde minéral et végétal (notamment depuis Le Tas en 2002) et qui s’empare cette fois de la vase, matière molle et déconsidérée, pour en explorer toutes les potentialités sensorielles et relationnelles.

Si le chaos climatique pose de formidables obstacles à la représentation, il offre simultanément l’occasion d’interroger d’autres manières d’habiter l’espace du théâtre. Les pièces, spectacles, auteur·rice·s et metteur·se·s en scène dont il est question dans ce chantier s’intéressent moins au changement climatique proprement dit qu’à une conception du monde qui ne place plus l’être humain et ses intérêts au centre de la scène. Ce faisant, ce sont les fondements mêmes du théâtre tel qu’il a été longtemps défini comme essentiellement « art de l’humain » qui sont bouleversés. Le paradoxe vaut d’être souligné : l’entrée dans le « temps de l’humain » – traduction littérale de l’anthropocène, ce néologisme proposé par Paul Crutzen en 2000 dont on sait la fortune dans toutes les disciplines, de l’art aux sciences humaines et sociales – coïncide avec un vaste mouvement de décentrement de l’humain sur les scènes de théâtre. De fait, certaines des questions anthropologiques, politiques et écologiques contemporaines les plus vives sont des questions de dramaturgie et de scénographie : qui parle ? qui distribue les rôles ? qui a le pouvoir d’agir et comment ? qui décide de l’occupation des territoires, de la façon d’y circuler ? Et une autre question encore, qui sera celle qui nous occupera au premier chef dans ce numéro : quelle est la scène de l’anthropos et que signifie partager cette scène, habiter parmi les vivants ? Ce numéro explore à la fois la façon dont les questions écologiques (réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, rapport entre humains et non-humains, épuisement des ressources) investissent la scène théâtrale et la manière dont le théâtre est devenu un lieu où se joue une interrogation particulière sur les phénomènes naturels – leur perception, leur visualisation, leur représentation. À cet égard, il est significatif que l’un des actes de naissance de l’anthropocène se soit joué dans un théâtre, sur une scène : la rencontre inaugurale du Groupe de Travail de l’Anthropocène de la Commission de stratigraphie s’est déroulée le 17 octobre 2014 sur la scène de la Haus der Kultur der Welt – la Maison des cultures du monde – à Berlin. Une coïncidence frappante qui n’a pas échappé à la jeune troupe Lighthouse Company qui en a fait le sujet de sa performance Matters. Si la question théâtrale centrale du XVIe siècle, comme le rappelle Marc Bayard, était de comprendre comment l’humain trouve sa place, quelle est la valeur de la figuration humaine sur scène, la question posée aujourd’hui par l’urgence écologique est tout autant celle de la place du non-humain. Comment représenter ce nouveau collectif, hétérogène, humain et non-humain, nouvellement constitué par les questions écologiques ?

Pour penser ces œuvres, mais aussi, plus largement, les déplacements épistémologiques, sensibles et politiques auxquels elles nous invitent, les études théâtrales se mobilisent fortement, en s’appuyant notamment sur le corpus théorique élaboré depuis une dizaine d’années dans le champ des sciences humaines et sociales, qui a permis un renouveau dans la manière de penser les rapports humains-non-humains, qu’il s’agisse d’apprendre des animaux considérés comme des espèces sauvages ou comme des espèces compagnes, telles que les abordent Donna Haraway, Isabelle Stengers, Vinciane Desprets et Baptiste Morizot, ou des êtres vivants non animés que sont les plantes, au cœur des travaux de Emmanuele Coccia. En France, pour la seule année universitaire 2018-2019, on compte ainsi pas moins de deux séminaires portant sur les « Arts et humanités environnementales »[2] et sur « Théâtre et écologie : la nature n’est plus un décor »[3], ainsi qu’un colloque, « Le théâtre face à l’avenir climatique. Archives du vivant, dystopies ou propositions ? »[4].

Le présent chantier se voudrait donc une contribution parmi d’autres à ces réflexions, sans prétention à l’exhaustivité, ni sur le plan des théorisations esthétiques et politiques de la question écologique, ni sur le plan des propositions scéniques. Parmi les lignes de force qui le traversent, la première est le souci, tout en assumant une proximité avec les travaux de Bruno Latour, de donner à lire une diversité d’approches, marquées par un pluralisme culturel et générationnel. Centrée sur la notion d’anthropocène (accompagnée de tous les débats autour de cette notion), la première partie du chantier donne la parole à certains des chercheurs anglophones qui ont été pionniers dans la réflexion sur les liens singuliers entre théâtre et écologie : c’est l’enjeu de l’article de Carl Lavery, qui livre une réflexion sur les différents types d’images écologiques à l’œuvre dans les arts visuels et au théâtre (« Comment penser l’image écologique dans le théâtre contemporain : l’image élémentaire dans Some Things Happen All At Once de Mike Brookes et Rosa Casado »). C’est aussi l’enjeu des trois textes de la pionnière des études éco-poétiques au théâtre, Una Chaudhuri, dont on publie pour la première fois en français plusieurs articles fondateurs, l’un datant des années 1990 (« ‘‘Il doit y avoir beaucoup de poissons dans ce lac’’ : vers un théâtre écologique ») et l’autre très récent (« Anthropo-scènes : la mise en scène du climat et du chaos dans le théâtre des idées mauvaises »), ainsi qu’un « livret de jeu » en forme de manifeste (« CLIMATE LENS »), témoignant de l’implication politique des artistes et des chercheurs qui se saisissent de ces questions.

Ce numéro est aussi l’occasion de donner la parole aux jeunes chercheurs, qui investissent avec force ces questions, comme Emma Merabet, autrice de la première thèse sur ce sujet dans les études théâtrales françaises (« Déplacements : trois itinéraires éco-poétiques autour de l’animal, du végétal et du minéral (Michaël Cros, Émilie Flacher et Benoît Sicat) »). Ce souci de pluralisme se manifeste aussi dans le choix des œuvres étudiées. Cohabitent donc des figures aussi dissemblables les unes des autres qu’elles sont incontournables du fait de leur engagement artistique au long cours. C’est le cas de Frédéric Ferrer et de ses Cartographies (« Entre vulgarisation scientifique et poétisation ludique du chaos ») ; c’est également le cas de Philippe Quesne et du projet qu’il porte à la fois dans sa compagnie, Vivarium Studio, et par la programmation qu’il déploie depuis des années au Théâtre Nanterre-Amandiers (« ‘‘C’est la cohabitation humain/non-humain qui m’intéresse’’ ») ; c’est le cas enfin de la compagnie du Singe Debout, présente par le biais d’un entretien avec Jade Duviquet (« L’humanimalité en jeu »), et d’un article d’Anne Simon qui contribue à interroger les rapports entre la zoopoétique et la scène (« Le champ, l’arche et la chaîne : zoopoétique et zoomorphisme »).

Seconde ligne de force, ce chantier se veut fidèle à la ligne éditoriale de la revue en sollicitant des chercheurs venus des sciences humaines et sociales. La philosophe Aline Wiame souligne ainsi le rôle spécifique que peut jouer l’art ou plus précisément l’activité de fictionnalisation et de fabulation (« Fabuler, devenir-terrien »). Cette ressource politique permet non de fuir le réel, mais d’inventer de nouveaux mondes possibles, et de concevoir le sujet politique collectif habitant ces mondes en l’extirpant des définitions majoritaires et identitaires. À travers une promenade dans les œuvres de Quesne ou Delcuvellerie en compagnie de Deleuze et Haraway, elle montre que le peuple ainsi considéré est caractérisé par son mode d’existence imaginaire et processuel, « en fabulation continue ». Dans une perspective philosophique comparable, Flore Garcin-Marrou développe les conséquences dramaturgiques et scénographiques les plus radicales d’une prise en compte du monde végétal comme élément non plus accessoire, mais central de l’espace habité (« Théâtrologie des plantes ou le plant turn du théâtre contemporain »).

Le souci des formes scéniques, mais aussi des formes de vie – vie professionnelle, mais aussi vie quotidienne – dont elles témoignent est un troisième type de préoccupation récurrent de la revue thaêtre. C’est la question au cœur du questionnaire « Quel terrien es-tu ? », adressé à Michaël Cros, Émilie Flacher, Benoît Sicat, dont les œuvres sont par ailleurs analysées dans l’article d’Emma Merabet, ainsi qu’à Duncan Evennou et Clémence Hallé (auteurs de Matters), dont l’intérêt pour la question écologique est né, entre autres, de leur participation au projet du Théâtre des négociations mené au Théâtre Nanterre-Amandiers en 2015. Le carnet de création sur ce projet explore une collaboration entre artistes, chercheurs et étudiants qui fait de l’espace théâtral le lieu d’une expérimentation politique singulière (« Le Théâtre des négociations, un laboratoire à ciel ouvert ») : simulation de la COP21 six mois avant l’Accord de Paris par 200 étudiants venus du monde entier, ce projet tente de repenser le théâtre politique des négociations climatiques en faisant place dans notre espace mental et vécu à ce qui en a été exclu (êtres de la nature, territoires en danger, lobbys industriels, sols, peuples autochtones).

En miroir, la dernière partie du chantier se concentre sur différents projets et œuvres qui se sont emparés ces dernières années de la catastrophe écologique de Fukushima ; ils attestent un rapport d’autant plus inquiet et déstabilisé au futur et à la temporalité que les œuvres dont il est question ne tentent pas d’agir directement sur les événements qui ont (eu) lieu. La catastrophe nucléaire de Fukushima est venue faire irruption dans le présent, mais elle a aussi interrompu une certaine manière de concevoir la temporalité. Elle a défait le temps. Ce questionnement est au cœur du projet de recherche-création « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? », mené en 2015 entre Lyon et Tokyo en compagnie d’un artiste japonais, Toshiki Okada, et d’un artiste français, Bruno Meyssat. Ce projet interroge tout à la fois la capacité du théâtre à représenter une catastrophe qui excède les capacités de perception humaine et nous confronte, dans l’espace et dans le temps, à l’infiniment grand et à l’infiniment petit, au spectaculaire horrible (la défiguration des corps) ou grandiose (le retour à l’état sauvage de paysages anciennement urbains) comme à l’invisible (l’atome). Parce qu’elle excède les frontières habituelles de l’espace et du temps, la catastrophe nucléaire confronte plus que d’autres les artistes à une série d’interrogations qui peuvent être subsumées par ce qui est peut-être la plus brûlante des questions politiques aujourd’hui : au nom de quoi suis-je habilité à prendre la parole ? Ou, pour le dire autrement, en quoi suis-je concerné ? En tant que victime, en tant que témoin, en tant qu’habitant de la planète Terre ? Les entretiens avec Toshiki Okada et avec l’ancienne programmatrice du festival de Tokyo, Chiaki Soma, montrent combien le fait d’appartenir au pays victime de la catastrophe ne suffit pas à résoudre la question de la légitimité à s’emparer de l’événement, mais la situe et la précise (« ‘‘C’est difficile de tuer un fantôme…’’ ou le théâtre à l’ombre de la catastrophe » et « Le théâtre face à la catastrophe et face au pouvoir. Les répliques artistiques et politiques du 3/11 au Japon »). En regard, l’entretien avec Bruno Meyssat autour de la création de 20 mSv souligne le rôle complexe de l’exigence documentaire, tout à la fois ressource pour se sentir autorisé à prendre la parole, durant le processus de création, et source d’une tension dramaturgique féconde dans la relation au spectateur, entre souci d’informer le citoyen et attention à préserver la liberté de cadrer du sujet psychique (« 20 mSv ou comment appréhender l’insaisissable »). La catastrophe nucléaire pose question aux metteur·se·s en scène. Mais la question du cadrage, de ce qui se joue dans le fait de décrire, et d’écrire la catastrophe, est évidemment aussi une question pour les auteur·rice·s, comme l’ont bien saisi Enzo Cormann et Samuel Gallet, quand ils ont proposé aux jeunes auteur·rice·s en formation de l’ENSATT de s’approprier cet événement « comme territoire d’écriture, d’invention et d’émancipation » (« Écrire Fukushima »).

 

Notes

[1] Les travaux traitant de cet « art de l’anthropocène » ou plus largement d’un bouleversement du rapport au vivant ou à la Terre se multiplient ces dernières années. Voir par exemple pour une bonne synthèse dans les arts visuels la thèse et la bibliographie de Matthieu Duperrex, Arcadies altérées. Territoires de l’enquête et vocation de l’art en anthropocène, thèse dirigée par Frédéric Guerrin et Daniel Estevez, soutenue le 7 décembre 2018 à l’Université Toulouse Jean Jaurès.

[2] Séminaire « Arts et humanités environnementales », organisé par Julie Sermon à l’Université Lumière Lyon 2, laboratoire Passages XX-XXI, novembre 2018-juin 2019.

[3] Séminaire « Théâtre et écologie : la nature n’est plus un décor », organisé par Frédérique Aït-Touati, Anne-Françoise Benhamou et Isabelle Moindrot, École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, octobre 2018-mai 2019.

[4] Colloque international « Le théâtre face à l’avenir climatique. Archives du vivant, dystopies ou propositions ? », organisé par Éliane Beaufils, Théâtre Nanterre-Amandiers, 14 décembre 2018.

 

Pour citer ce document

Frédérique Aït-Touati et Bérénice Hamidi-Kim, « Avant-propos », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/07/06/4-climats-du-theatre-au-temps-des-catastrophes/

 

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