# 6 | Baroque is burning !

Avant-propos

En 2017, Clément Cogitore adapte une courte partie du ballet des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau, avec le concours d’un groupe de danseurs de krump, et de trois chorégraphes, Bintou Dembélé, Grichka et Brahim Rachiki, pour la « 3e Scène » (un espace numérique et expérimental) de l’Opéra national de Paris[1]. Ce court-métrage, primé à Clermont Ferrand en 2018, conduit Stéphane Lissner, alors directeur de l’Opéra de Paris, à commander une mise en scène de l’intégralité du ballet à Cogitore et Dembélé pour le début de la saison 2019-2020, célébrant l’anniversaire de l’institution[2]. Le spectacle enflamme la scène de l’Opéra Bastille où pour la première fois un ballet baroque est donné avec un corps de ballet composé de danseur·ses issu·es des pratiques hip-hop : krump, voguing, clowning, wacking, popping… Un documentaire réalisé par Philippe Béziat[3] retrace le processus de création de cet opéra-ballet et vient compléter le triptyque : clip, spectacle, film.

 

Indes galantes de Philippe Béziat (2021)
Bande-annonce

 

Les danses convoquées dans ces différents objets sont chargées d’enjeux politiques : représentatives des combats contre le racisme et pour les droits civiques des personnes noires, ou porteuses des revendications LGBT+ comme l’avait montré Paris Is Burning, le documentaire américain réalisé et produit par Jennie Livingston en 1991[4]. En France, c’est le film de David LaChapelle, Rize (2005)[5], qui a fait connaître le krump. Plus récemment, la série Pose a donné à voir l’univers des ballrooms tout en portant des revendications touchant à la fois aux rapports de classe, de genre et de race[6]. Bintou Dembélé se bat depuis les années 1980 pour que les danses hip-hop accèdent aux plateaux des institutions de spectacle vivant. Ce n’est donc pas un hasard si c’est cette figure de proue qui est choisie pour chorégraphier Les Indes galantes sur la scène de l’Opéra Bastille.

La rencontre entre musique baroque et danses issues du hip-hop est une tension : tension entre des pratiques contemporaines issues des cultures de la rue, de ce que l’on a longtemps considéré comme la périphérie, et un patrimoine ancien et consacré ; tension aussi entre deux relations au passé, l’admiration pour les classiques de la haute culture rencontrant la démarche critique des esthétiques décoloniales. Le point de départ du projet, la « Danse du Grand Calumet de la Paix » de l’« Entrée des Sauvages », que le clip de Cogitore donne à entendre, apparaît dès sa composition par Rameau comme le lieu d’une construction de l’altérité du peuple colonisé[7]. Aujourd’hui encore, il est convoqué pour représenter et penser ce rapport à l’autre construit par le passé colonial, notamment dans la série Les Sauvages à laquelle il sert de bande-son[8]. Les Indes galantes de 2019 propose ainsi une réappropriation d’un ballet emblématique de l’impérialisme, des conquêtes coloniales et de l’invention de l’autre ici stigmatisé par la figure du « sauvage ».

 

Paris Is Burning de Jennie Livingston (1991)
Bande-annonce

 

Des jeunes à capuches dansent sur la musique de Rameau. Le visage de Michael Jackson remplace celui de Philippe II d’Espagne dans un tableau de Rubens[9]. Les contorsions et les grimaces du danseur américain Lil Buck font écho aux fresques du Palais Garnier[10]. Beyoncé et Jay-Z prennent d’assaut le musée du Louvre pour le clip d’Apeshit[11]. La chorégraphe danseuse Raphaëlle Delaunay propose une version pop de « La Marche pour la cérémonie des Turcs » de Lully en y intégrant des mouvements empruntés à Michael Jackson[12]. Les ors de Versailles se changent en couverture de survie[13]. Le baroque brûle-t-il ?

 

« Étoiles, I see you » de Wendy Morgan (2015)
Avec Lil Buck
3e scène, Opéra national de Paris

 

« Apeshit » de Beyoncé et Jay Z (2018)
Album Everything Is Love
Clip réalisé par Ricky Saiz

 

Baroque. Nous ne définirons pas ici ce « mot magique, c’est-à-dire perfide autant que stimulant », d’après les propres termes de Jean Rousset[14], qui introduisit pourtant la notion dans l’histoire littéraire française. C’est ici son indétermination qui fait sens, parce qu’elle rend possible des appropriations multiples : à la fois une esthétique – que Rousset définissait par la métamorphose et l’ostentation[15] – et un moment historique ; un ensemble d’œuvres du passé, devenu patrimoine national, voire européen[16], et une certaine manière d’actualiser ce patrimoine, dans une forme de fidélité à l’historicité des formes : la musique baroque, jouée sur des instruments anciens, la danse baroque et la redécouverte de gestes disparus, le théâtre baroque, son éclairage à la bougie et sa diction « restituée »[17]

Dans un article fondamental intitulé « Du national-classicisme au baroco-baroque »[18], Christian Biet avait déjà mis en lumière les enjeux politiques de la qualification « baroque » et des pratiques qu’elle désigne, du baroque « résistant » de la mise en scène du Cid par Jean-Louis Barrault en 1941 aux expérimentations de Jean-Marie Villégier. Pour Biet, le baroque de Villégier « figure ce qu’il convient de prendre, à la fin du XXe siècle, du théâtre du XVIIe siècle ». Le baroque, par son indétermination même, pose la question de l’ancrage historique des esthétiques, de leur capacité à traverser le temps, des usages qu’un présent fait des œuvres du passé. Dans cette perspective, Biet oppose deux approches du spectacle baroque : en regard des Plaisirs de l’île enchantée de Béjart (1980), qui propose une image du XVIIe siècle « nécessairement politique parce que devant parler au temps présent », il analyse le Sant’Alessio de Benjamin Lazar (2007) comme une entreprise de dépolitisation réactionnaire, qui cherche à effacer les contradictions du spectacle pour imposer au spectateur une émotion univoque et le faire contribuer à la construction – à la « restauration », écrit-il – d’une beauté pérenne, sans histoire, incarnée dans les œuvres du XVIIe siècle.

La question de l’ancrage historique des esthétiques et de leurs implications politiques se fait plus vive encore lorsque le baroque rencontre d’autres gestes artistiques – non seulement différents et actuels, mais définis par une altérité revendiquée, par ce qui les sépare et les distingue de la culture patrimoniale. Qu’arrive-t-il au patrimoine, à la culture nationale, quand ils rencontrent des cultures autres, définies par leur marginalité : le hip-hop, le krump, la musique pop ? « Du gang au corps de ballet »[19] : est-ce une attaque, une agression ? Est-ce au contraire une actualisation, une manière de diffuser le patrimoine dans des espaces nouveaux, de le faire briller d’un nouvel éclat ? Que nous disent de telles rencontres de l’historicité des gestes artistiques et des enjeux de leurs actualisations ? La question peut être retournée : qu’ont à faire les pratiques artistiques contemporaines du passé baroque ? Quelles motivations peuvent pousser des pratiques contemporaines issues de ce que l’on a considéré comme des sous-cultures et qui ont dès lors été marginalisées, à s’approprier des œuvres du passé, et particulièrement d’un passé monarchique et fortement institutionnalisé ?

Du ballet de cour au cabaret, ou au balls des vogueur·ses, des métamorphoses baroques aux travestissements contemporains, c’est la proximité esthétique qui semble rendre la rencontre possible. Les travaux sur le baroqueer[20] ont ainsi montré la disponibilité du répertoire baroque pour produire des performances de genre[21], faire entendre des voix subversives, troubler le genre et les structures du désir. L’esthétique baroque pourrait ainsi être relue comme une esthétique queer, et y gagner en actualité, en pertinence pour notre temps. Dans Romances inciertos, l’une des figures majeures de la scène queer française, François Chaignaud, qui travaille avec Nino Laisné, s’approprie ainsi la musique baroque pour travailler sur les figures d’androgynes[22]. De la même manière, les portraits de Kehinde Wiley qui imitent des portraits princiers du XVIIe siècle en substituant de jeunes hommes noirs aux modèles aristocratiques jouent de la proximité entre les stéréotypes de la masculinité noire et l’esthétique de la représentation baroque du pouvoir : ostentation, magnificence, théâtralité[23].

Il ne s’agit pas pour autant de sortir l’esthétique baroque de l’histoire. Au contraire, la représentation des modèles noirs est dotée d’une historicité propre, dans la mesure où elle entre en dialogue et en tension avec le motif de l’invisibilité du corps noir[24]. La mise en spectacle du corps noir comme corps puissant apparaît alors comme un geste critique, une revendication de visibilité exacerbée, qui révèle l’invisibilité imposée par ailleurs. L’esthétique baroque et l’esthétique ostentatoire de la culture hip-hop ne sont pas placées dans une forme de continuité, mais dans une tension critique. Leur rencontre est un geste politique : Wiley donne à voir la masculinité noire comme surgissant du cœur même de la culture européenne, défiant ainsi toute distinction raciale ou raciste[25].

La proximité esthétique des esthétiques hip-hop avec le baroque leur ouvre une porte, leur permet de forcer le passage vers un lieu (la représentation du pouvoir, les scènes institutionnelles) dont elles étaient exclues, et de déranger les récits établis. On peut penser au goût immodéré qu’avait Michael Jackson pour la figure de Louis XIV mais aussi à MC Solaar qui avait donné un entretien éclairant dans les jardins du château de Versailles[26] dès le début des années 1990. C’est aussi dans la pratique du vêtement que l’on retrouve cette influence baroque et l’interrogation des récits dont elle est porteuse jusqu’à nos jours. Des défilés de sapeurs aux tableaux de Yinka Shonibare, Jordy Kissy Moussa ou Kara Walker, les artistes contemporains nous confrontent collectivement aux représentations du pouvoir qui ont été pérennisées de siècle en siècle. Le baroque, parce qu’il véhicule une image patrimoniale de la culture française et qu’il charrie aujourd’hui tout ce qu’elle a elle-même exclu pendant des siècles au profit de la construction d’une nation qui voulait se représenter puissante et supérieure, notamment en s’appuyant sur les arts et la culture, est désormais au cœur des processus de déconstruction des assignations identitaires et de mise en exergue des inégalités, des discriminations et des représentations héritées du colonialisme.

Le geste d’appropriation qui produit la rencontre d’un patrimoine hautement légitime et de cultures populaires ou marginales a aussi une valeur institutionnelle : d’une part, il peut s’inscrire dans le cadre de politiques culturelles cherchant à affirmer l’actualité du patrimoine, et à en démocratiser l’accès ; d’autre part, il peut apparaître comme un moyen d’entrer dans les institutions pour des artistes qui en sont souvent exclu·es. Mais une telle démarche, qui assigne des pratiques artistiques à des lieux sociaux ou géographiques et naturalise la distribution des valeurs entre pratiques patrimoniales et pratiques marginales, entre en tension avec la portée critique de la rencontre. C’est cette tension que nous avons souhaité explorer, à partir de l’étude du processus de création des Indes galantes à l’Opéra de Paris en 2019. « L’histoire de jeunes gens qui dansaient au-dessus d’un volcan » : c’est ainsi que le metteur en scène, Clément Cogitore, résume l’opéra de Rameau et Fuzelier. Si l’opéra baroque brûle, c’est qu’il nous brûle : le volcan de théâtre inoffensif est devenu « bien réel, au bord de l’éruption »[27]. Le baroque brûle, et ce sont les danses issues du hip-hop qui donnent à voir cette explosion, qui en fournissent des images frappantes, qui figurent ainsi la pertinence, pour notre présent, de l’opéra du XVIIIe siècle.

Le spectacle est fondé sur la rencontre d’un patrimoine hautement valorisé – la musique baroque de Rameau et l’institution de l’Opéra de Paris, dont il s’agissait de célébrer l’anniversaire – et de pratiques artistiques non institutionnelles, voire marginalisées : le krump et plus largement l’ensemble des danses issues du hip-hop. La succession de plusieurs créations – le court-métrage de 2017, puis le spectacle créé à l’Opéra Bastille en 2019, puis le documentaire sur la genèse du spectacle en 2021[28] – donne à voir un jeu, voire un conflit, sur les modalités de la rencontre et sa portée critique. La question centrale est celle de la qualification de la pratique des danseuses et des danseurs : là où le clip donne à voir le krump comme une pratique collective et quasiment anonyme, le spectacle multiplie les styles de danse (krump, flex, voguing…) pour refuser toute assignation et revendiquer la valeur du geste artistique de Bintou Dembélé et de sa crew.

Cette rencontre est d’autant plus tendue que l’œuvre qu’il s’agit d’interpréter est elle-même le récit d’une rencontre : celle de la « galanterie », désignée comme une identité nationale française, et de peuples « sauvages », exotisés. Dans Les Indes galantes, la rencontre se mue en domination : la domination de la galanterie sur le monde figure l’impérialisme français[29]. L’opéra, dont la création en 1735 avait été financée par la Compagnie des Indes, fait l’apologie de la colonisation. Que faire de cette inscription de l’œuvre dans une histoire coloniale devenue difficilement acceptable ? Comment la porter à la scène sans pour autant renouveler l’émerveillement devant une colonisation heureuse ? La question de la pertinence de l’œuvre pour notre présent rejoint celle de la valeur accordée au geste des danseuses et danseurs : il s’agit pour elles et eux de ne pas devenir les « sauvages » de l’Opéra, des figures actualisées d’une altérité exotique à conquérir et à dominer. Les enjeux institutionnels de la rencontre se chargent ainsi d’implications politiques. Comme chez Kehinde Wiley, l’appropriation du patrimoine baroque par des pratiques contemporaines apparaît comme un geste politique : non pas la revendication d’une continuité esthétique, mais la figuration d’une tension entre présent et passé, le dévoilement de ce qui fait obstacle à l’actualisation du patrimoine, la mise en scène d’une histoire conflictuelle. Ce geste s’inscrit ainsi dans la perspective d’une « décolonisation des arts » à la fois par la voie d’une « réappropriation des narrations et des moyens de production »[30] et par un processus de « créolisation », un concept forgé par Édouard Glissant. La mise en mouvement des identités, la mise en relation des cultures produisent des réalités nouvelles, imprévisibles, hybrides. Dans son essai, Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs[31], Seloua Luste Boulbina fait de la créolisation le socle de la décolonisation des imaginaires et des savoirs. La philosophe y prône la « désorientation » qui rappelle la grammaire corporelle propre aux esthétiques hip-hop approchant le monde « sens dessus dessous » à travers une myriade de figures relevant du renversement…

Amorcé à l’occasion d’une journée d’études organisée en février 2019 à l’Université d’Artois avec Bintou Dembélé, Sylvie Chalaye et Robyn Orlin pour ses spectacles, Oh Louis…, Pygmalion et Amour et Psyché[32], ce dossier interroge les enjeux esthétiques, institutionnels et politiques du geste de réappropriation du baroque. Il donne la parole aux actrices at aux acteurs de cette réappropriation – chorégraphes, danseuses et danseurs –, en propose des interprétations à partir d’analyses de spectacles, de mises en perspectives historiques ou sociologiques. S’il prend pour point de départ le spectacle des Indes galantes créé à l’Opéra de Paris en 2019, il le confronte à d’autres textes (les pièces de théâtre du XVIIe siècle mettant en scène des personnages noirs étudiées par Noémie Ndiaye), d’autres spectacles (notamment ceux de Robyn Orlin autour de la figure de Louis XIV, ou la recréation du Ballet royal de la Nuit étudiés par Marine Roussillon), d’autres pratiques et d’autres scènes (la scène états-unienne dans l’article de Madison Mainwaring).

La première partie du dossier se concentre sur les modes de production du spectacle des Indes galantes, de la création jusqu’à la réception. Un entretien croisé entre Bintou Dembélé et Sylvie Chalaye réalisé en amont de la création caractérise la démarche de la chorégraphe et sa relation au patrimoine baroque comme un geste de marronnage[33] : une appropriation qui ruse avec le pouvoir pour le prendre à son propre piège et créer des espaces de liberté (« Du krump à la Bastille : un marronnage créateur »). Cette échappée est forte d’une importante charge mémorielle que Sylvie Chalaye analyse dans son article (« La nuée krump des Indes galantes. Invoquer les morts et libérer les vivants »). Le krump y est envisagé dans sa dimension métaphysique, mais aussi rythmique qui crée un lien avec l’histoire même de la musique des Indes galantes, déjà marquée par la rencontre inédite entre des sonorités différentes. Le marronnage est aujourd’hui un concept phare de la pensée décoloniale[34]. On le retrouve d’ailleurs au cœur des réflexions menées par le collectif « Décoloniser les arts » créé en 2015 pour interroger le milieu culturel et artistique français sur la place des personnes non-blanches dans les institutions comme dans les représentations. Pour Olivier Marboeuf, artiste producteur qui s’intéresse au corps comme espace d’inscription de l’histoire, le geste décolonial est un « marronnage depuis l’hospitalité toxique et les alliances dans les mangroves »[35]. Le krump, quant à lui, nous semble être cette « scène produite dans la chambre d’écho du marronnage »[36]. Un marronnage qui a été le « premier geste et motif d’une possible recomposition politique qui réclamerait une certaine écologie, défaite de l’autorité des lieux »[37], et qui se déploie aujourd’hui dans cette tension critique dont l’enjeu pour les artistes afrodescendants est aussi d’ « échapper à la capture »[38] par les institutions – à toute forme possible d’instrumentalisation – alors qu’il s’agit encore et toujours d’y « négocier sa présence »[39]. C’est la dimension concrète, pratique et physique du marronnage que l’entretien avec Feroz Souhlamide, danseur et assistant chorégraphe du spectacle, permet d’explorer (« Dire ‘‘oui’’ aux Indes galantes »), en mettant en lumière les tensions, les contradictions et les conflits inhérents à une telle démarche. Se pose alors la question de l’efficacité de ce geste de marronnage : quel spectacle, quelles émotions, quelles adhésions, est-il parvenu à produire ? L’analyse du spectacle proposée par Christian Biet et Marine Roussillon interroge l’émerveillement suscité par l’opéra et en explore les implications politiques (« Rameau au pied de la lettre, Bastille à contre-pied »[40]). L’entretien avec Maboula Soumahoro (« La beauté dans les interstices ») aborde lui aussi la question des effets esthétiques et de leurs enjeux politiques, à partir d’un point de vue de spectatrice précisément situé : celui d’une spectatrice peu familière de l’opéra, venue aux Indes galantes par la culture hip-hop, qui est aussi une chercheuse attentive aux enjeux de la domination coloniale et de la décolonisation des imaginaires. Au fil de cette première partie, ce sont donc les modalités et les enjeux de la réinvention de l’opéra baroque dans le spectacle de Bintou Dembélé et Clément Cogitore qui sont mis en lumière.

La pratique de la danse, les esthétiques issues du krump et du hip-hop apparaissent comme les instruments majeurs de cette réinvention. La deuxième partie du dossier se concentre sur ces esthétiques et sur leurs usages, avant Les Indes galantes, dans des lieux qui ne sont pas ceux qui leur sont assignés. L’usage du krump dans le court-métrage de Clément Cogitore de 2017 (Rémi Astruc, « Représenter la horde primitive ») est ainsi rapproché des usages du hip-hop sur les scènes institutionnelles françaises (Hugo Réauté, « Culture hip-hop et ‘‘diversité culturelle’’ en France ») et dans les spectacles musicaux aux États-Unis (Madison Mainwaring, « De la rue à la scène. Trois cas d’école dans le hip-hop états-unien »). Un entretien avec le danseur Calvin Hunt (aka Cal), venu de New-York pour compléter le collectif mené par Bintou Dembélé et qui a pris en charge le seul solo de danse des Indes galantes, expose son parcours de danseur de flex, le sens qu’il donne à sa pratique de danseur et l’usage qu’il fait de son passage par la scène de l’Opéra de Paris (« La plus belle et la plus silencieuse des révoltes »). Ces différents cas mettent en lumière la manière dont les esthétiques krump et les cultures hip-hop opèrent des détours d’ordre politique, y compris au travers des enjeux de leur récente institutionnalisation.

Cette dimension politique est au cœur de la troisième partie de notre dossier, qui porte sur la dimension proprement décoloniale ou subversive de l’esthétique des Indes galantes, et au-delà, de différentes appropriations du patrimoine baroque sur la scène contemporaine. L’article réalisé par Manuel Charpy sur un groupe de vogueurs parisiens en 2015 (« Voguing ou les normes excédées (Paris, 2015) »[41]) donne à voir la dimension transgressive des pratiques portées à la scène par les Indes galantes. Il les inscrit dans ce que Maboula Soumahoro nomme « le triangle et l’hexagone »[42], c’est-à-dire ce qui relie les expériences, les combats et les philosophies de la diaspora afrodescendante notamment entre la France hexagonale, les Caraïbes et les États-Unis, et rend ainsi visible une culture commune qui n’est pas la culture patrimoniale utilisée pour construire le fantasme d’une identité nationale. En portant ces pratiques sur la scène de l’Opéra de Paris, Bintou Dembélé s’inscrit dans un mouvement plus vaste de prise de conscience de l’invisibilisation d’une partie de la population, celle que le collectif « Décoloniser les arts », à la suite de l’autrice camerounaise Léonora Miano, a qualifié d’« afropéenne »[43]. La démarche artistique de Bintou Dembélé vise à faire le récit de ces circuits diasporiques autant que ses actions en tant que directrice de compagnie dénoncent le manque de diversité sur les plateaux, aux postes de direction et parmi les publics des salles de spectacle vivant en France. En regard de cette conquête de la visibilité, l’article de Noémie Ndiaye propose une perspective historique sur la construction de l’invisibilité et le rôle que les arts performatifs y ont joué (« Le corps de la Nation. Eros, théâtre et racialisation au Grand Siècle »). À partir de l’étude d’une série de pièces de théâtre du XVIIe siècle, du théâtre forain jusqu’au Bourgeois gentilhomme de Molière, elle montre que la promotion des valeurs galantes comme valeurs nationales va de pair avec l’exclusion des personnages à la peau noire des relations amoureuses. Le théâtre « classique », loin de l’idéal d’universalité qu’on lui attribue, apparaît ainsi comme l’un des lieux où observer la construction et le durcissement d’une norme raciale, et Les Indes galantes de 2019, comme une tentative de subversion de cette norme, de confrontation avec les schémas coloniaux et d’invention de formes nouvelles du corps politique. C’est dans cette perspective que nous avons souhaité rapprocher ce spectacle du travail de la chorégraphe Robyn Orlin, qui après s’être consacrée au passé raciste de l’Afrique du Sud, s’est récemment intéressée à l’histoire et au patrimoine de la France dans une série de spectacles. L’entretien réalisé avec elle (« Subvertir le baroque, renverser l’institution ») donne à voir les enjeux et les contradictions d’un geste artistique qui veut subvertir à la fois les institutions et le patrimoine qu’il s’approprie. L’analyse de son spectacle Oh Louis…(Marine Roussillon, « Corps du roi, corps sauvages ») met en lumière les modalités du retournement que la chorégraphe fait subir au patrimoine national. La figure du Roi Soleil y incarne les différentes dimensions du baroque : une esthétique de l’ostentation, de l’excès, visant l’émerveillement, mais un émerveillement lourd d’enjeux politiques, visant l’adhésion à la monarchie absolue, à la colonisation, à l’esclavage institutionnalisé par le « Code noir »[44], et contribuant à la cristallisation d’une vision racialiste enfermant dans une altérité fantasmée, un costume de spectacle, toute une partie de l’humanité afin de servir des dynamiques de domination. Dans Oh Louis… comme dans Les Indes galantes, l’appropriation du passé et de l’esthétique baroque n’est cependant ni une simple déconstruction, ni purement critique : l’hybridation, la créolisation, proposent l’expérience d’une communauté nouvelle, libérée des dominations anciennes. La démarche décoloniale revendiquée par ces deux spectacles, à l’opposé des caricatures qui voudraient la réduire à sa dimension critique, voire l’assimiler à un enfermement identitaire, met en mouvement les identités, les trouble et les mélange dans un élan créatif et libérateur, qui rend à nouveau possible une pensée du commun.

 

Notes

[1] Clément Cogitore, « Les Indes galantes », 3e Scène, Opéra National de Paris, 2017.

[2] Les Indes galantes, musique de Jean-Philippe Rameau et livret de Louis Fuzelier, direction musicale de Leonardo García Alarcón, mise en scène de Clément Cogitore, chorégraphie de Bintou Dembélé, Opéra Bastille, création le 26 septembre 2019.

[3] Philippe Béziat (réal.), Indes galantes, prod. Les Films Pelléas, 108 min., couleurs, sortie en salle le 23 juin 2021. La bande-annonce est accessible en ligne : https://youtu.be/8wl7ME7ARMw

[4] Jennie Livingston (réal.), Paris Is Burning, prod. Off White Productions et Miramax (États-Unis), 71 mn., couleurs, 1991. La bande-annonce est accessible en ligne : https://youtu.be/o47CwiJLpes

[5] David LaChapelle (réal.), Rize, prod. David LaChapelle Studios et HSI Productions (États-Unis et Angleterre), 86 min., couleurs, 2005. La bande-annonce est accessible en ligne : https://youtu.be/qemxVL-Mu3Q

[6] Ryan Murphy, Brad Falchuk et Steven Canals (création), Pose, série télévisée diffusée entre 2018 et 2021 sur la chaîne américaine FX.

[7] Voir Bertrand Porot, « Les Sauvages de Rameau : tours et détours d’un ‘‘tube’’. Transcription, arrangement, variations… », Les Cahiers du CERHIC, 8 mai 2015.

[8] Sabri Louatah et Rebecca Zlotowski (création), Les Sauvages, série télévisée diffusée en 2019 sur la chaîne française Canal+. La série débute par la tentative d’assassinat d’Idder Chaouch, un président de la République française d’origine algérienne élu le jour-même, puis suit son itinéraire et celui de sa famille dans une France particulièrement divisée sur les questions de diversité.

[9] Kehinde Wiley, Equestrian Portrait of King Philip II (Michael Jackson), huile sur toile, Seattle Art Museum, 2009.

[10] Wendy Morgan, « Étoiles, I see you », 3e scène, Opéra national de Paris, 2015.

[11] Beyoncé et Jay Z, « Apeshit », composition de Beyoncé, Jay Z, Pharrell Williams et Migos, album Everything Is Love, 2018. Le clip a été réalisé par Ricky Saiz : pour un point de vue critique sur le clip, lire Anne Lafont, « Quand les Carters se paient le Louvre », AOC, 25 juin 2018

[12] Jacques Gamblin (réal.), VIA !, danse et chorégraphie de Raphaëlle Delaunay, 2018. Ce court-métrage est issu d’une commande émanant du Grand Palais de Paris en vue de l’exposition Mickael Jackson : On The Wall présentée de novembre 2018 à février 2019.

[13] Oh Louis… We move from the ballroom to hell while we have to tell ourselves stories at night so that we can sleep…, un projet de Robyn Orlin avec le danseur Benjamin Pech et le claveciniste Loris Barrucand, création le 5 décembre 2017 au CNDC (Centre National de Danse Contemporaine) d’Angers.

[14] Jean Rousset, « Peut-on définir le baroque ? », Baroque [en ligne], 1|1965, mis en ligne le 24 décembre 2011.

[15] Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, José Corti, 1953. Sur les usages antérieurs de la notion, voir Guy Catusse, « Aux origines du ‘‘baroque littéraire’’ en France : 1935-1950. Aperçus historiographiques », Les Dossiers du Grihl [en ligne], 2|2012, mis en ligne le 20 septembre 2012.

[16] Sur la promotion du baroque comme culture commune européenne dans les années de l’après-guerre, voir Maxime Cartron, L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021.

[17] Sur ces pratiques, voir Céline Candiard et Julia Gros de Gasquet (dir.), Scènes baroques d’aujourd’hui. La mise en scène baroque dans le paysage culturel contemporain, Lyon, PUL, 2019.

[18] Christian Biet, « Du national-classicisme au baroco-baroque », Littératures classiques, n° 77, automne 2011, p. 245-259.

[19] Il s’agit du titre de l’une des premières critiques des Indes galantes de 2019 : Aïnhoa Jean-Calmettes et Jean-Roch de Logivière, « Du gang au corps de ballet. Représenter Les Indes galantes aujourd’hui », dossier Les Indes galantes publié sur le site de l’Opéra national de Paris, 9 octobre 2019.

[20] Raphaëlle Legrand, « Orphée baro/queer », Transposition [en ligne], 3|2013, mis en ligne le 1er mars 2013. Voir aussi Sarah Nancy, « Voice, voice, voice. Jeux du genre et du désir sur la scène lyrique », Théâtre/Public, n° 228, avril-juin 2018, p. 28-32.

[21] L’expression est empruntée aux travaux de Judith Butler.

[22] Romances inciertos, un autre Orlando, conception, mise en scène et direction musicale de Nino Laisné, conception, chorégraphie, danse et chant de François Chaignaud, création au Théâtre Saint-Gervais en septembre 2017.

[23] Kehinde Wiley, A New Republic, exposition organisée par Eugenie Tsai, John et Barbara Vogelstein, Brooklyn Museum, 2015. Voir le catalogue de l’exposition : Eugenie Tsai, Kehinde Wiley : A New Republic, New York-Munich-Londres, Brooklyn Museum et Prestel Verlag, 2015. URL  : https://kehindewiley.com/works/a-new-republic/

[24] Sur ce point, voir notamment Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, trad. Robert et Magali Merle, Paris, Grasset, [1952] 1969.

[25] Voir Greg Tate, Flyboy 2 : the Greg Tate Reader, Durham, Duke University Press, 2016, chapitre « The Black male show », p. 124-127.

[26] Interview de MC Solaar au château de Versailles, Ramdam, FR3, 13 janvier 1992. Disponible en ligne : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpc92003454/mc-solaar-a-versailles

[27] Clément Cogitore, « Au-dessus du volcan », entretien réalisé par Simon Hatab et Katherina Lindekens, 27 septembre 2019. Accessible en ligne sur le site du dramaturge Simon Hatab.

[28] Ajoutons la création de formes légères des Indes galantes par la compagnie de Bintou Dembélé comme en février 2020 pour l’Afropolitan Festival : le festival a en effet invité Bintou Dembélé et Cal Hunt au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles à créer une variation sur un solo de l’opéra-ballet Les Indes galantes, à l’entrée de l’exposition Keith Haring. URL : https://youtu.be/rCfOd-obx5A

[29] Sur la galanterie comme mythe national français, voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 et La Galanterie, une mythologie française, Paris, Seuil, 2019.

[30] Amandine Gay, « La réappropriation des moyens de production au service d’une esthétique autonome », dans Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès (dir.), Décolonisons les arts !, Paris, L’Arche, coll. Tête-à-tête, 2018, p. 46.

[31] Seloua Luste Boulbina, Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (art, littérature, philosophie), Paris, Presses du réel, 2018.

[32] Pygmalion de Rameau et L’Amour et Psyché de Mondonville, direction musicale d’Emmanuelle Haïm, mise en scène et chorégraphie de Robyn Orlin, création à l’Opéra de Dijon le 23 mai 2018.

[33] Sur ce concept que l’on trouve également chez Édouard Glissant et que la chorégraphe Bintou Dembélé s’est approprié au fil de ses créations pour en faire le moteur de son geste artistique, voir Sylvie Chalaye, Corps marron. Les poétiques de marronnage des dramaturgies afro-contemporaines, Caen, Passage(s), 2018.

[34] Voir Denetem Touam Bona, Fugitif, où cours-tu ?, Paris, PUF, 2016.

[35] Olivier Marboeuf, « Décoloniser c’est être là, décoloniser c’est fuir », dans Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès (dir.), Décolonisons les arts !, op. cit., p. 73.

[36] Ibid.

[37] Ibid.

[38] Ibid.

[39] Ibid. Sur la question de la réappropriation, Olivier Marboeuf dit plus loin : « Nous ne pourrons décoloniser sans une chambre noire, une chambre d’écho où apprendre à nous révéler dans l’invisibilité. Nous ne pourrons décoloniser si nous n’emmenons pas les maîtres blancs dans la mangrove, là où nous devrons parler une autre langue à partir d’autres corps » (ibid., p. 76).

[40] Cet article est paru pour la première fois dans le numéro 235 de la revue Théâtre/Public (janvier-mars 2020). Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de la revue.

[41] Cet article est paru pour la première fois dans le numéro 1 de la revue Modes pratiques. Revue d’histoire de la mode et du vêtement (2015). Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de la revue.

[42] Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire, Paris, La Découverte, 2020.

[43] Sur l’afropéanisme, voir Pénélope Dechaufour (dir.), Afropéa. Un territoire culturel à inventer, Africultures, n° 99-100, 3-4|2014.

[44] « Code noir » est le terme utilisé a posteriori pour désigner un ensemble de textes de lois promulgués à partir de 1685 relatifs aux colonies françaises et à la pratique de l’esclavage, et notamment l’Ordonnance ou édit de mars 1685 sur les esclaves des îles de l’Amérique.

 

Les autrices

Marine Roussillon est maîtresse de conférences en littérature française à l’Université d’Artois, membre de « Textes et Cultures » (UR4028) et membre associée du Groupe de Recherches Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire (GRIHL). Ses recherches portent sur les usages politiques des lettres et des arts au XVIIe siècle, en particulier dans les divertissements de la cour. Son livre, Don Quichotte à Versailles. L’imaginaire médiéval du Grand-siècle, paraîtra en 2022 aux éditions Champ Vallon. Elle vient de publier un numéro de Littératures classiques sur le théâtre à machines intitulé Scènes de machines : effets et pouvoirs et a coordonné un numéro de la Revue d’Histoire du Théâtre consacré aux « Récits et imaginaires des fêtes de cour ». Elle dirige la publication de la bibliothèque numérique des divertissements de cour Merveilles de la cour. Son carnet de recherches, Politiques du Grand-siècle, accueille des réflexions sur les appropriations contemporaines des spectacles du XVIIesiècle.

Pénélope Dechaufour est maîtresse de conférences en études théâtrales à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, membre du RIRRA21 (UR4209) et membre associée du laboratoire Scènes Francophones et Écritures de l’Altérité (SeFeA). Ses recherches portent sur les écritures contemporaines, en particulier les théâtres d’Afrique francophone subsaharienne et des diasporas. Elle s’intéresse aux dramaturgies qui sont traversées par l’histoire coloniale et des migrations, qui impliquent le corps (ses représentations, ses enjeux politiques) et interrogent les raisons de leur marginalisation dans le spectacle vivant en France. Son livre, Le Théâtre de Kossi Efoui : une esthétique du drame figuratif, paraîtra en 2022 chez Honoré Champion dans la collection Francophonies. Elle a dirigé le centième numéro de la revue Africultures sous le titre Afropéa. Un territoire culturel à inventer (2014), dossier qui proposait déjà des réflexions sur le geste artistique de Bintou Dembélé et la présence du krump dans les arts de la scène en France.

 

Pour citer ce document

Pénélope Dechaufour et Marine Roussillon, « Avant-propos », thaêtre [en ligne], Chantier #6 : Baroque is burning ! (coord. Pénélope Dechaufour et Marine Roussillon), mis en ligne le 7 janvier 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/01/07/baroque-is-burning-avant-propos/

 

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Avant-propos

 

 

 

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