Shakespeare’s sisters

3. La vidéo : matrice et leurre


 

 

Shakespeare’s sisters
Audrey Liebot et Francine Chevalier
Sortie de résidence à RAMDAM, UN CENTRE D’ART
© Manu Turlet

 

Tandis que nous travaillons en lectures et en improvisations, que nous échangeons, que nous inventons des exercices, dans la pièce à côté, David Mambouch, avec et sans nous, travaille au montage du film qui sera projeté sur tout le mur du lointain.

Quelque temps auparavant, j’ai rencontré David et je lui ai proposé de travailler au film qui sera projeté pendant tout le spectacle. Un film qui n’a aucune fonction d’illustration ou d’explication, qui serait comme un écho ou un horizon.
Je n’ai pas d’idée particulière sur ce que ce film doit contenir. Je pense exposition et juxtaposition. Détails, petites choses auxquelles notre regard s’accroche dans la vie (une ampoule électrique, le grain de la peau, les cheveux qui volent, les éclats de lumière dans les graviers) ou que la mémoire fait ressurgir à des moments inattendus (un avion qui passe, un extrait de film).
Je sais en revanche que je voudrais, en leitmotiv, le plan récurrent d’une femme qui avance, droit vers nous, depuis très, très loin, si bien qu’à un moment, on ne saurait plus si elle avance ou s’éloigne, et qu’à la fin, elle approche si près qu’on ne puisse pas saisir son visage, seulement son parfum.
À partir de ces données elliptiques, David a conçu et monté un film tout en écoute, hypnotique, dans lequel il a réservé des espaces de rien, apporté des éléments incongrus, intrigants. Donc du mouvement saisi, de la délicatesse, de l’attention, et une qualité de légèreté, du jeu.
Le montage soutient les paliers d’attention que l’on traverse, et accompagne imperceptiblement les trois mouvements du spectacle. Le film suit son cours. On imagine qu’il a commencé avant et finira après la fin de la représentation.
On travaille à ce qu’on ne voie pas les contours ou les limites de l’image. On cherche à la fondre dans la densité de l’espace, dans le mur. Comme un prolongement. Cette absence de limite est importante à mes yeux. L’absence de cadre. Comme si quelque chose échappait.
Le film répond à ses lois propres. Il a sa temporalité, son échelle propres. Il démesure. Le bol du film est plus grand que l’actrice. La main de l’actrice est plus grande que l’avion. Ces changements d’échelle agissent sur nos perceptions et la valeur qu’on leur accorde.
Et toujours reviennent cette ligne d’horizon et cette femme qui avance, droit devant, face à nous.

La projection montre une intentionnalité très affirmée. La source, le projecteur, est visible. Juste à côté des spectateurs. Le faisceau, densifié par la présence de fumée, est la source de lumière principale du spectacle, que les actrices vont traverser.

Le film a le rôle paradoxal de guider notre regard pour mieux nous laisser surprendre par ce que nous entendons comme incidemment. Il permet de focaliser l’attention du spectateur (combler son attente de regarder). Pourtant il se dérobe au récit. Il ne guide vers rien. L’attention flottante qu’il crée permet précisément à un autre type d’écoute d’advenir. Une écoute décentrée. Ouverte. Sans défense. Il a ainsi cette fonction de leurre que j’ai évoquée. Pour contribuer à créer ce rapport étrange où on n’écoute pas ce qu’elles disent mais ce qu’elles sont nous parvient.
Comme si ces femmes, on ne pouvait les entendre qu’en les écoutant sans le savoir. Entendre comme : recevoir. C’est-à-dire sans chercher à les inscrire dans un récit.

 

Notes de travail


 

18. 04. 2019

Je veux qu’on voie des choses qu’on ne voit pas. Je veux que l’attention passe de l’écoute au regard. Que le regard « détende » l’écoute. Que certaines choses, on les entende sans écouter.
Après, à un moment, on est surpris par sa propre écoute. On veut écouter encore. Mais c’est le corps qui va écouter d’abord. Le corps-âme.
La vidéo sert à détourner l’attention. Créer un leurre.

23. 06. 2019

Absence de limite. Échelles et temporalités propres. Horizon.

12. 12. 2019

Le film, par son immensité, permet de voir les toutes petites choses au plateau : le verre d’eau posé au sol, le tremblement des mains de Francine sur sa chaise, la courbe de la nuque de Bibi assise dans l’ombre.
Les sautes de contrastes et de luminosité, le passage de la nuit au jour, du caniveau à la plante qui grimpe sur le mur blanc, les jeux de colorimétrie comme un nuage qui passe ou une ellipse de temps, donnent une lumière « naturelle » à l’espace et les sautes d’axes, brusques changements de lieux, sont une autre narration du temps.

 

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